Elle avait envie de l’empêcher de s’enfuir jusqu’à ce que la police arrive, mais pour rien au monde elle n’aurait touché ce personnage infect. Elle reporta son attention sur le chat, qui était terriblement mal en point. Elle aurait voulu connaître un moyen de mettre rapidement fin à ses souffrances, mais tout ce qu’elle pourrait essayer ne servirait probablement qu’à torturer un peu plus la pauvre bête.
— Là, là, dit-elle d’une voix apaisante. Le vilain bonhomme est parti. Il ne t’embêtera plus.
Le chat remua légèrement. Il ne respirait que par à-coups.
Molly regarda autour d’elle. Il y avait une cabine téléphonique au bout de la rue. Elle se dépêcha d’y aller, appela les renseignements et demanda le numéro d’urgence de la SPA.
— Il y a un chat en train de mourir au bord du trottoir, dit-elle quand elle eut quelqu’un au bout du fil. (Elle tendit le cou pour voir le nom de la rue.) C’est dans Portola Drive, à cent mètres du carrefour de Swanson. Il a dû être heurté par une voiture il y a une heure ou deux. Non, je reste avec lui, merci. Faites vite, s’il vous plaît.
Elle s’assit au bord du trottoir pour attendre. Elle n’avait pas le courage de caresser la pauvre bête. Cela la dégoûtait trop. Furieuse et désemparée, elle regarda du côté où l’homme en noir s’était éloigné. Il avait disparu.
11
Assis dans son labo, Pierre ne cessait de regarder sa montre. Shari avait dit que son déjeuner risquait de se prolonger, mais il était déjà quatorze heures quarante-cinq, et trois heures lui semblaient un peu excessives pour un repas de midi, même selon les critères de la côte Ouest. Il avait peut-être fait une bêtise en engageant quelqu’un qui était sur le point de se marier. Elle devait avoir mille choses à faire avant la noce…
La porte du labo s’ouvrit et elle entra. Elle avait les yeux rouges. Malgré son maquillage qu’elle avait manifestement refait à la hâte, on voyait qu’elle avait beaucoup pleuré.
— Shari ! s’écria-t-il en se levant pour aller à sa rencontre. Qu’est-ce qui ne va pas ?
Elle le regarda. Sa lèvre inférieure frémissait. Pierre n’avait jamais vu quelqu’un dans un tel état de détresse. Elle murmura d’une voix tremblante :
— Howard et moi, nous avons rompu.
Ses yeux s’embuèrent.
— Oh ! fit Pierre. Je suis vraiment navré.
Il ne la connaissait pas depuis très longtemps, et il ne voulait pas être indiscret. Mais elle avait probablement besoin de se confier à quelqu’un.
— Vous vous êtes… querellés ?
Les larmes coulaient lentement sur ses joues. Elle secoua la tête.
Pierre était désemparé. Il aurait peut-être dû la prendre dans ses bras pour la consoler, mais c’était son employée, il n’avait pas le droit de faire ça. Finalement, il se contenta de murmurer :
— Ça doit être dur.
Elle hocha la tête, mais de manière presque imperceptible. Pierre la fit asseoir sur un tabouret. Elle posa les mains à plat sur ses genoux. Il remarqua que la bague de fiançailles avait disparu.
— Tout allait si bien…, dit-elle en sanglotant.
Elle demeura un bon moment silencieuse. De nouveau, Pierre réprima l’envie de la toucher, de lui mettre la main sur l’épaule, par exemple. Il détestait voir quelqu’un souffrir à ce point.
— Mais… mes parents sont venus de Pologne après la guerre, et ceux de Howard sont originaires des Balkans, reprit Shari.
Pierre la regarda sans comprendre.
— Tu ne vois pas ? demanda-t-elle en reniflant. Nous sommes tous les deux des Ashkénazes.
Il haussa les épaules, toujours perplexe.
— Des Juifs d’Europe orientale, expliqua Shari. Nous avons du passer un examen prénuptial.
Pierre ne savait pas grand-chose du judaïsme, bien qu’il y eut à Montréal une importante communauté de Juifs anglophones.
— Oui ? fit-il.
— Pour dépister le gène de Tay-Sachs, lui dit Shari, presque furieuse d’avoir à prononcer le nom à haute voix.
— Ah ! murmura Pierre, qui comprenait enfin.
La maladie de Tay-Sachs est une affection génétique résultant de l’absence de l’enzyme hexosaminidase-A, occasionnant l’accumulation d’une substance graisseuse dans les cellules nerveuses du cerveau. Contrairement à la chorée de Huntington, cette affection se déclare dès la petite enfance, causant cécité, démence, convulsions, paralysie généralisée et, finalement, la mort avant l’âge de quatre ans. Elle atteint presque exclusivement les Juifs de souche européenne de l’Est. Quatre pour cent des Juifs américains appartenant à cette souche sont porteurs du gène. Cependant, contrairement, là encore, à la chorée de Huntington, le gène de Tay-Sachs est récessif, ce qui signifie qu’un enfant doit le recevoir de ses deux parents à la fois pour contracter la maladie. Et, même si les deux parents sont porteurs du gène, l’enfant n’a tout de même qu’un risque sur quatre d’être victime de cette affection mortelle.
Shari avait peut-être mal compris. Elle était étudiante en génétique, bien sûr, mais…
— Vous êtes tous les deux porteurs du gène ? demanda-t-il d’une voix douce.
Elle hocha la tête en s’essuyant les joues.
— Je ne me doutais pas que j’en étais porteuse, dit-elle. Mais Howard avait des soupçons pour lui-même, et il ne m’en a jamais parlé. C’est parce que sa sœur, ajouta-t-elle d’une voix arrière, a passé l’examen avant de se marier. Elle a le gène, mais ce n’était pas grave parce que son fiancé ne l’avait pas. Howard savait qu’il avait une chance sur deux d’être porteur, et il ne m’a jamais rien dit. (Elle baissa les yeux.) On ne devrait pas avoir de secrets pour quelqu’un qu’on aime.
Pierre songea à Molly et à lui, mais ne dit rien. Ils demeurèrent silencieux durant une demi-minute environ.
— Il y a des techniques, aujourd’hui, reprit enfin Pierre. L’amniocentèse permet de savoir si un fœtus a reçu les deux gènes. Dans ce cas, il est possible de recourir à…
Il se tut. Il ne pouvait se résoudre à prononcer le mot « avortement » à haute voix.
Mais Shari se contenta de hocher la tête.
— Je sais bien, dit-elle en reniflant à plusieurs reprises.
Elle demeura de nouveau silencieuse, comme si elle hésitait à continuer.
— Mais j’ai eu une endométriose, il y a quelques années, reprit-elle, et ma gynéco m’a avertie que j’aurais du mal à concevoir. Je l’ai dit à Howard quand c’est devenu sérieux entre nous. J’aimerais vraiment avoir des enfants, mais ça ne va pas être facile, et…
Pierre hocha la tête. Il comprenait. Elle ne voulait pas entendre parler d’interruption de grossesse.
— Je suis vraiment navré pour toi, Shari, commença-t-il, mais…
Il s’interrompit. Un quelconque commentaire n’aurait-il pas été déplacé ?
Elle leva les yeux vers lui, attendant qu’il continue.
— Il reste l’adoption, dit-il. Ce n’est pas une si mauvaise solution. Moi-même, j’ai été élevé par quelqu’un qui n’était pas mon père biologique.
Elle se moucha. Puis elle émit un rire amer.
— Tu n’es pas juif, murmura-t-elle.
C’était une affirmation et non une question.
Il secoua la tête.
Elle poussa un profond soupir, comme si la seule idée d’avoir à lui expliquer ces choses l’accablait.
— Il y a eu six millions de Juifs exterminés pendant la Seconde Guerre mondiale, reprit-elle. Presque toute ma famille y est passée. Depuis mon plus jeune âge, j’ai toujours été élevée dans l’idée qu’il fallait que j’aie de nombreux enfants, pour que survive mon peuple. (Elle détourna la tête.) Tu ne peux pas comprendre.