— Tu m’entends penser, mais tu ne comprends pas les mots ?
— Exactement. À part ceux que je connais déjà, comme tout le monde, bien sûr. Bonjour, au revoir, oui, non, des trucs comme ça. Mais tant que tu continues à penser en français, je ne peux pas lire dans ta tête.
— Tout de même… Quelle intrusion dans ma vie privée !
Elle exerça une pression sur sa main.
— Écoute, tu sauras toujours que tes pensées sont protégées quand tu n’es pas dans ma zone. Un rayon d’un mètre autour de moi.
Pierre secoua la tête.
— C’est comme… je ne sais pas… comme de s’apercevoir tout d’un coup qu’on a Wonder Woman pour petite amie.
Elle se mit à rire.
— Elle a de bien plus gros nichons que moi.
Pierre sourit, puis se pencha en avant pour lui donner un baiser. Mais il se dégagea au bout de quelques secondes en disant :
— Tu savais que j’allais faire ça ?
Elle secoua la tête.
— Non, pas vraiment. Peut-être une demi-seconde avant que ça devienne évident.
Il se laissa de nouveau aller contre le dossier du sofa.
— Ça change pas mal de choses, dit-il.
— Pas nécessairement, Pierre. Seulement si c’est toi qui le décides.
Il hocha la tête.
— Je…
Molly entendit les mots dans sa tête. Les mots qu’elle avait depuis longtemps envie d’entendre, mais qu’il ne lui avait jamais encore dits. Les mots qui signifiaient tant pour elle.
Elle se blottit contre lui.
— Je t’aime, moi aussi, dit-elle.
Pierre la serra très fort.
Au bout de quelques instants, il murmura :
— Qu’est-ce qui va se passer, maintenant ?
— On continue. On essaie de bâtir un avenir ensemble.
Pierre soupira bruyamment.
— Désolée, lui dit aussitôt Molly en se redressant une fois de plus pour le regarder. Je ne voulais pas te forcer la main, tu sais.
— Mais non, ce n’est pas ça, fit Pierre. C’est juste que…
Il demeura silencieux, mais songea à ce que Shari Cohen lui avait dit cet après-midi. Howard ne m’a jamais rien dit. On ne devrait pas avoir de secrets pour quelqu’un qu’on aime. Il prit une profonde inspiration, puis laissa tout l’air sortir d’un coup.
— Merde, dit-il finalement. Aujourd’hui, c’est le jour des grandes révélations. Tu ne me forces pas la main, Molly. J’aimerais beaucoup bâtir un avenir avec toi. Mais le problème, c’est que je ne sais pas si j’en ai un.
Elle le regarda en battant des paupières.
— Pardon ?
Sans cesser de la regarder, pour voir sa réaction, il articula :
— Il se peut que j’aie la maladie de Huntington.
Elle s’affaissa légèrement en arrière.
— Pour de bon ?
— Tu sais ce que c’est ?
— Un peu. Un de nos voisins l’avait, quand j’habitais chez ma mère. Mon Dieu ! Pierre ! Je suis vraiment désolée !
Il se hérissa légèrement. Molly, malgré son désarroi, conservait assez de présence d’esprit pour interpréter sa réaction. Il ne voulait pas qu’on ait pitié de lui. Elle accentua sa pression sur sa main.
— J’ai vu ce qui est arrivé à Mr DeWitt, notre voisin. Mais je ne connais pas les détails. C’est une maladie héréditaire, n’est-ce pas ? Elle t’a été transmise par ton père ou ta mère ?
— Mon père.
— Je sais qu’elle cause des troubles musculaires.
— Plus que ça. Une détérioration mentale.
Elle détourna la tête.
— Oh !
— Les symptômes peuvent commencer à se manifester à n’importe quel moment. La trentaine, la quarantaine ou même plus tard. J’ai peut-être encore vingt bonnes années à vivre, ou peut-être vingt-quatre heures seulement. Si j’ai de la chance, je ne suis pas porteur du gène et je ne contracterai jamais la maladie.
Molly sentit les larmes lui monter aux yeux. Elle aurait peut-être dû se détourner pour ne pas les montrer, mais cela n’aurait pas été honnête. Ce n’était pas de la pitié qu’elle ressentait, après tout. Elle le regarda dans les yeux et se pencha vers lui pour l’embrasser.
Lorsqu’elle se dégagea, il y eut un silence prolongé. Finalement, Molly s’essuya les joues d’une main puis essuya la joue de Pierre du dos de l’autre main.
— Mes parents, dit-elle lentement, ont divorcé quand j’avais cinq ans. (Elle chassa l’air de ses poumons, comme si elle expulsait en même temps une douleur ancienne.) Aujourd’hui, cinq à dix bonnes années ensemble, c’est à peu près tout ce que la plupart des couples peuvent espérer avoir.
— Tu mérites davantage, lui dit Pierre. Tu mérites beaucoup mieux.
Elle secoua la tête.
— Je n’ai jamais connu mieux que ce que j’ai en ce moment. Je n’ai… jamais eu beaucoup de chance avec les hommes. Le fait de lire dans leurs pensées… Toi, tu es différent.
— Qu’est-ce que tu en sais ? demanda Pierre. Je suis peut-être aussi mauvais que les autres.
Elle sourit.
— Non, j’ai bien vu la façon dont tu m’écoutais, dont tu tenais compte de mes opinions. Tu n’es pas un primate macho.
Il sourit à son tour, faiblement.
— C’est le plus beau compliment qu’on m’ait jamais fait.
Elle rit, mais redevint très vite sérieuse.
— Écoute, je vais te paraître présomptueuse, mais je sais que je suis jolie.
— Tu es d’une beauté éblouissante.
— Je ne cherche pas les compliments. Laisse-moi finir. Depuis mon enfance, les gens me répètent que je suis jolie. Ma sœur Jessica a été mannequin. Ma mère fait encore tourner les têtes sur son passage. Elle a toujours dit que son plus gros problème, avec son premier mari, c’était qu’il ne s’intéressait qu’à son physique. Papa est cadre dans une entreprise, il voulait un trophée à exhiber en société. Et maman ne se satisfaisait pas de cette situation. Toi, tu es le premier homme que je connaisse qui m’apprécie pour ce que j’ai en moi, au-delà de mon physique. Tu m’aimes pour mes qualités, pour…
— Pour la teneur de ta personnalité, fit Pierre.
— Hein ?
— Martin Luther King. Les lauréats du prix Nobel sont ma petite marotte, et j’ai toujours eu un faible pour les grands orateurs, même en anglais. (Il ferma les yeux pour mieux se souvenir.) « J’ai un rêve. Je rêve qu’un jour cette nation se dressera pour appliquer ses vrais préceptes : Nous tenons cette vérité comme allant de soi que les hommes naissent égaux. Je rêve qu’un jour mes enfants habiteront une nation où ils seront jugés non pas selon la couleur de leur peau, mais selon la teneur de leur personnalité. »
Pierre regarda Molly, puis haussa légèrement les épaules.
— C’est peut-être parce que je risque d’avoir la maladie de Huntington, mais j’essaie de voir au-delà des simples traits génétiques comme la beauté. (Il sourit.) Ce qui ne veut pas dire que ta beauté ne me touche pas.
Elle lui sourit à son tour.
— J’ai une chose à te demander. Que veut dire en anglais joli petit cul ?
Pierre se racla la gorge.
— C’est un peu vulgaire. Cela signifie à peu près : un beau postérieur. Mais où as-tu entendu ça ?
— À la bibliothèque Doe, le soir où nous nous sommes connus. C’est la première pensée que j’aie lue dans ta tête.
— Oh !
Elle se mit à rire.
— Ne t’inquiète pas. Je suis contente que tu me trouves physiquement attirante, du moment que ce n’est pas la seule chose qui t’intéresse chez moi.