Molly s’éloigna, trouva une boîte de mouchoirs en papier et essuya discrètement ses larmes.
Finalement, Pierre arriva à un codon qui n’était pas CAG. Le total des répétitions s’élevait à soixante-dix-neuf.
Ils n’échangèrent pas un mot pendant quelque temps. Au loin, la sirène d’une voiture de pompiers se fit entendre.
— Combien de temps ? demanda finalement Molly.
— Soixante-dix-neuf, c’est beaucoup. C’est un nombre très élevé. (Il prit une profonde inspiration pendant qu’il réfléchissait.) J’ai trente-deux ans. La corrélation n’est pas très précise. Je ne sais pas. Mais les symptômes devraient venir très vite. Sans doute avant trente-cinq ou trente-six ans.
— Dans ce cas, tu…
— Seulement les premiers symptômes, dit-il en l’interrompant d’un geste. La maladie peut mettre dix ans ou plus à évoluer. Pour commencer, il y a des tics faciaux, puis une diminution de la coordination. Cela peut durer des années jusqu’au stade suivant. Ou bien…
— Ou bien ?
Il haussa les épaules.
— Voilà où nous en sommes, dit-il d’une voix triste.
Molly lui prit la main, mais il la retira vivement.
— Je t’en prie, dit-il. C’est fini.
— Qu’est-ce qui est fini ? demanda-t-elle.
— Écoute, ne rendons pas les choses plus difficiles qu’elles ne le sont.
— Je t’aime, murmura Molly.
— S’il te plaît, ne…
— Et je sais que tu m’aimes aussi.
— Molly, je vais bientôt mourir.
Elle se rapprocha de lui pour nouer ses mains autour de son cou. Elle laissa aller sa tête contre sa poitrine. Ses pensées étaient toutes en français.
— Je veux toujours t’épouser, dit-elle.
— Molly, tu ne peux pas faire ça. Imagine le fardeau que je deviendrais pour toi.
— Je veux t’épouser et je veux avoir un enfant, dit-elle en se serrant contre lui.
— Impossible. Je ne peux pas être père. Le nombre de CAG a tendance à augmenter d’une génération à l’autre. C’est un phénomène qu’on appelle « anticipation ». J’en ai soixante-dix-neuf. Si j’avais un enfant, il en aurait probablement davantage, ce qui signifie qu’il mourrait de la maladie à l’adolescence ou même plus tôt.
— Mais…
— Il n’y a pas de mais. Désolé. Nous avons été fous de faire ça. Impossible que ça marche. (Il vit son expression, et cela lui brisa le cœur.) Ne complique pas les choses, murmura-t-il. Rentre chez toi, veux-tu ? C’est fini entre nous.
— Pierre…
— C’est fini, te dis-je.
J’ai déjà trop perdu de temps avec ça.
Il vit que ses mots l’avaient terriblement blessée. Elle se dirigea vers la porte du labo, mais se retourna pour le regarder avant de sortir. Il refusa de croiser son regard.
Quand elle fut partie, il s’assit sur un tabouret. Ses mains tremblaient encore.
14
Pierre appela Tiffany Feng pour lui dire qu’elle pouvait enregistrer sa demande d’assurance au 1er janvier. Condor aurait pu contester les résultats du test pratiqué à la sauvette s’ils avaient été négatifs, mais il n’avait aucun intérêt à mentir en prétendant qu’il avait la maladie. Tiffany lui confirma qu’une attestation sur papier à en-tête du Centre du Génome humain suffirait pour prouver que le test avait bien été pratiqué.
Pierre reprit ses longues soirées d’étude à la bibliothèque Doe. Il lui arrivait de lever la tête à la recherche d’un visage familier, mais elle ne vint jamais.
Il se documentait, chaque soir, sur l’ADN de rebut. Plus que jamais, il savait aujourd’hui qu’il était engagé dans une course contre la montre.
Lorsque James D. Watson avait fait sa grande découverte, il avait sept ans de moins que Pierre, et seulement deux de plus quand on lui avait décerné le prix Nobel.
L’horloge murale derrière la table où il était assis avait un tic-tac bruyant. Il se leva pour changer de place. Il avait commencé par des matériaux récents et procédait par ordre chronologique inverse. Une référence, dans l’index d’une revue, attira son attention. « Un type d’hérédité différent. »
Un type d’hérédité différent ?
Se pouvait-il que…
Il demanda à Pablo de lui sortir le numéro de juin 1989 de la revue Scientific American. C’était bien cela. Exactement ce qu’il avait espéré. Tout un niveau différent d’informations virtuellement codées dans l’ADN, avec un schéma plausible des modalités de transmission sans erreur de ces informations d’une génération à l’autre.
Le code génétique était composé de quatre lettres : A, C, G, T. Le C était la cytosine, de formule chimique C4H5N30 : quatre atomes de carbone, cinq d’hydrogène, trois d’azote et un d’oxygène.
Mais toute la cytosine n’était pas la même. On savait depuis longtemps qu’il arrivait que l’un des cinq atomes d’hydrogène soit remplacé par un groupement méthyle, CH3– un atome de carbone lié à trois d’hydrogène. Le processus, en bonne logique, s’appelait la méthylation des cytosines.
Quand on écrivait une formule génétique, par exemple le CAG répétitif dans la séquence pathologique de Pierre, le C pouvait donc aussi bien représenter la cytosine normale que la cytosine méthylée, appelée 5-méthylcytosine. Les généticiens ne prêtaient pas attention à la différence. Les deux formes synthétisaient exactement la même protéine.
Dans son article de Scientific American, cependant, Robin Holliday exposait une découverte intéressante. Presque toujours, lorsque la cytosine subit la méthylation, la base qui est sa voisine sur le brin d’ADN est la guanine, sous la forme d’un doublet CG.
Mais la présence de C et G côte à côte sur un brin d’un côté de l’ADN signifie que l’association G et C se retrouvera également de l’autre côté. La cytosine, en effet, se lie toujours à la guanine, et inversement.
Dans son article, Holliday suggérait l’existence d’une enzyme hypothétique qu’il baptisait « méthylase d’entretien ». Elle était censée lier un groupement méthyle avec une cytosine adjacente à une guanine, mais seulement dans le cas où le doublet correspondant de l’autre côté était déjà méthylé.
Tout cela était purement hypothétique. La méthylase d’entretien n’existait peut-être pas.
Mais si elle existait…
Il regarda sa montre. C’était presque l’heure de la fermeture. Il photocopia l’article, rendit le magazine à Pablo et rentra chez lui.
Cette nuit-là, il rêva de Stockholm.
— Bonjour, Shari, dit-il en entrant dans le labo.
Elle portait un chemisier beige sous un tailleur bordeaux. Elle avait récemment fait couper ses longs cheveux noirs, et sa coiffure était maintenant un peu plus au goût du jour, avec une raie sur le côté et un dégradé en pointe sur la nuque. Comme Pierre, elle s’absorbait dans son travail pour oublier ses déboires sentimentaux.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-elle en brandissant une autoradiographie.
Elle l’avait trouvée en rangeant un peu le labo, qui aurait été une véritable porcherie si elle ne s’astreignait pas de temps en temps à y faire un peu de ménage.
Pierre jeta un coup d’œil à la pellicule. D’une voix qu’il voulait désinvolte, il murmura :
— Ce n’est rien. Tu peux le jeter.
— Je ne sais pas à qui est cet ADN, mais c’est celui de quelqu’un qui est porteur du gène de la maladie de Huntington, dit-elle sur un ton parfaitement neutre.