— C’est un vieux film.
— Il s’agit de toi, n’est-ce pas ?
Haussant les épaules, il renonça à mentir davantage.
— Je croyais l’avoir jeté.
— Je suis désolée pour toi, Pierre. Sincèrement, je suis navrée.
— Ne le dis à personne.
— Bien sûr que non. Il y a longtemps que tu es au courant ?
— Quelques semaines.
— Et Molly, elle prend ça comment ?
— Nous avons… rompu.
— Oh !
Elle mit la bande dans la poubelle du labo. Pierre haussa de nouveau les épaules.
Ils se regardèrent durant quelques instants. Les pensées de Pierre prirent un tour analogue à celui qu’auraient pris celles de n’importe quel mâle à sa place, supposait-il. Il se dit qu’entre Shari et lui il aurait pu y avoir quelque chose. Ils étaient tous les deux porteurs de gènes défectueux. Il avait trente-deux ans, et elle vingt-six. La différence n’était pas énorme. Mais il y avait aussi des gouffres entre eux. Et il ne voyait rien dans son expression qui pût indiquer qu’elle partageait des pensées de ce genre.
Il y a des gouffres qu’on ne franchit pas si facilement que ça.
— Je préfère qu’on n’en parle plus, dit-il. Il y a… un article que j’aimerais te faire lire. Je l’ai trouvé hier à la bibliothèque.
Shari semblait vouloir continuer à lui parler de son Huntington, mais elle hocha la tête et se contenta de prendre un tabouret pour s’asseoir face à lui.
Il lui résuma la théorie exposée dans Scientific American sur les deux variétés de cytosine, la normale et la 5-méthylcytosine. Il lui parla de l’hypothétique enzyme capable de transformer la première en la seconde, mais seulement si le doublet CG symétrique était déjà méthylé.
— Ce ne sont que des suppositions, murmura-t-elle. Il n’est pas prouvé que cette enzyme existe.
— Je sais. Mais supposons qu’elle existe. Que se passe-t-il lorsque l’ADN se reproduit ? L’échelle se dédouble en son milieu. Elle forme deux brins. Le premier contient tous les composants du côté gauche des paires de bases, disons quelque chose dans ce genre…
Il écrivit sur le tableau noir qui couvrait la plus grande partie d’un mur :
Côté gauche : T-C-A-C-G-T
— Tu vois ce doublet CG ? Bon, disons que sa cytosine est méthylée.
Il repassa la craie sur les deux lettres, de manière à les faire ressortir :
Côté gauche : T-C-A-C-G-T
— Comme tu le sais, dans la reproduction de l’ADN, les nucléotides libres se fixent aux endroits appropriés de chaque brin, ce qui signifie que le côté droit de celui qui nous intéresse aura cet aspect :
Il écrivit la séquence complémentaire au-dessous de la première.
Côté gauche : T-C-A-C-G-T
Côté droit : A-G-T-G-C-A
— Tu saisis ? La paire de gauche C-G tombe juste à la hauteur de la paire de droite G-C. (Il s’interrompit, attendant que Shari signifie son approbation d’un mouvement de tête.) C’est là, reprit-il, que la méthylase d’entretien intervient. Voyant qu’il n’y a pas de parité entre les deux côtés du brin, elle ajoute un groupe méthylé au côté droit.
Il repassa la craie sur la paire G-C de manière à la mettre également en relief :
Côté gauche : T-C-A-C-G-T
Côté droit : A-G-T-G-C-A
— En même temps, l’autre moitié du brin initial se remplit de nucléotides libres. Mais la méthylase d’entretien est censée faire exactement la même chose que lui, en reproduisant des deux côtés la méthylation des cytosines, à condition qu’elle soit présente à l’origine sur un côté.
Il se frotta les mains pour se débarrasser de la poussière de craie.
— Et voilà ! En postulant l’existence d’une seule enzyme, on aboutit à un mécanisme de préservation de l’état de méthylation des cytosines d’une génération de cellules à l’autre.
— Et alors ?
— Et alors, songe un peu à nos travaux sur les codons synonymes.
Il fit un geste vague en direction du tableau mural intitulé : LE CODE GÉNÉTIQUE.
— Oui ?
— Cela veut dire qu’il existe peut-être un niveau supplémentaire de codage dans l’ADN. Le choix du synonyme pourrait avoir une signification. Nous aurions une possibilité de codage supplémentaire, selon que les cytosines sont méthylées ou non. Je suis prêt à parier que l’un ou l’autre de ces nouveaux codes représente la clé de la signification de l’ADN qu’on appelle faussement « de rebut ».
— Et ça nous mène où ? demanda Shari.
— Comme est censé l’avoir dit Einstein : « Dieu est subtil, mais il n’est pas sournois. » (Il sourit à Shari.) Quelle que soit la complexité du code, nous devrions finir par le décrypter.
Il rentra chez lui. Son appartement lui semblait trop grand. Il s’assit sur le canapé du living, tirant machinalement sur un fil de l’un des coussins.
Ils progressaient, Shari et lui. Leurs recherches allaient bientôt déboucher sur quelque chose. Il en était certain.
Mais il ne ressentait aucune joie, aucune excitation.
Seigneur ! Quel idiot je fais !
Il regarda un peu Dave Letterman et Conan O’Brien à la télé.
Ils ne le firent même pas rire.
Il décida d’aller se coucher, abandonna ses chaussures et ses chaussettes au milieu du living : pourquoi s’en faire, à présent ?
Il avait repris la lecture des Œuvres complètes de Camus. Le gros volume était ouvert sur l’un des coussins du sofa. Camus, qui avait eu le prix Nobel en 1957, donnait son avis sur l’absurdité de la condition humaine en écrivant : « Je n’ai aucun désir d’être un génie. J’ai déjà assez de mal à être un homme. »
Il s’assit sur le sofa et demeura longtemps dans l’obscurité. L’absurdité de la condition humaine. L’absurdité de tout. L’absurdité de vivre.
Bertrand Russell, prix Nobel lui aussi, en 1950, disait : « Celui qui a peur de l’amour a peur de la vie, et celui qui a peur de la vie est déjà aux trois quarts mort. »
Aux trois quarts mort. Cela s’appliquait bien à quelqu’un qui avait la maladie de Huntington à trente-deux ans. Il se mit au lit dans la position du fœtus. Il ne ferma pratiquement pas l’œil de la nuit. Le peu qu’il dormit, il rêva, non pas de Stockholm, mais de Molly.
15
— Impossible de vous faire repasser l’examen, dit Molly à l’étudiant assis en face d’elle, mais vous pourriez choisir un nouveau thème de recherche, et je vous donnerais dix points d’avance. Avec un huit ou plus, vous passeriez, de justesse, mais vous passeriez. À vous de voir.
Le jeune homme contemplait ses mains, posées sur ses genoux.
— Je vais suivre votre conseil, dit-il. Merci, professeur Bond.
— Il n’y a pas de quoi, Alex. Tout le monde mérite d’avoir une seconde chance.
L’étudiant se leva et quitta le minuscule bureau. Pierre, qui attendait derrière la porte que Molly soit libre, s’avança sur le seuil, une douzaine de roses à la main.
— Je suis désolé, dit-il. Je me sens stupide.
Elle écarquilla les yeux.
— Je peux entrer ? demanda-t-il.
Elle hocha la tête sans dire un mot.
Il referma la porte derrière lui.
— Tu es ce qui m’est arrivé de mieux dans la vie, murmura-t-il. J’ai été bête.
Au bout d’un nouveau silence, elle déclara simplement :
— Les fleurs sont très belles.
Il la dévisagea, comme s’il essayait de lire ses pensées dans son regard.
— Si tu veux toujours de moi pour mari, dit-il, j’en serai honoré.