— Mais les trois autres… (Berringer avait agrippé son bras droit avec sa main gauche pour l’empêcher de trembler…) Nous vivons dans un monde complètement fou, Pierre. Je ne sais pas comment c’est chez vous au Canada, mais ici…
— Que s’est-il passé ?
— C’étaient de nouveaux membres, qui n’avaient presque pas de symptômes. Ils auraient pu vivre normalement pendant des années. L’un d’eux, Peter Mansbridge, a été assassiné d’un coup de feu. Les deux autres ont été poignardés. À six mois d’intervalle. Des agressions dont le seul mobile était le vol, semble-t-il.
— Mon Dieu ! murmura Pierre.
Qu’était-il venu faire dans ce pays ? Il s’était fait agresser. Joan Dawson avait été tuée. Partout où il se tournait, il n’entendait parler que de violence.
Berringer voulut secouer la tête, mais le geste fut noyé dans ses mouvements désordonnés.
— Je ne demande pas qu’on ait pitié de moi, dit-il lentement, mais on pourrait croire que les gens, en nous voyant bouger comme nous le faisons, nous laisseraient en paix au lieu de nous tuer pour nous voler quelques dollars.
26
Le jour tant attendu arriva enfin. Pierre conduisit Molly à l’hôpital Alta Bates, dans Colby Street. Dans le coffre de la Toyota, il avait rangé depuis quinze jours la valise de Molly et un Caméscope, cadeau inattendu de Burian Klimus, qui avait insisté pour que Pierre et Molly filment la naissance de l’enfant, chose qui, disait-il, était très à la mode en ce moment.
Alta Bates offrait des salles d’accouchement somptueuses, qui ressemblaient plus à des suites d’hôtel qu’à des installations hospitalières. Pierre était obligé d’admettre qu’il manquait quelque chose aux établissements de soins nationalisés du Canada, et c’était une petite touche de luxe. Ici, par contre… Disons qu’il se félicitait que ce soit la mutuelle universitaire de Molly qui prenne toutes les dépenses en charge.
Confortablement installé dans un fauteuil capitonné, Pierre admirait sa femme et sa petite fille.
Une infirmière noire d’âge moyen vint s’assurer que la mère et l’enfant allaient bien.
— Vous avez fini par lui trouver un nom ? demanda-t-elle. Molly se tourna vers Pierre, comme pour s’assurer que son choix lui plaisait. Il hocha la tête.
— Amanda, dit-elle. Amanda Hélène.
— Un nom anglais et un français, expliqua Pierre à l’infirmière avec un sourire.
— Ils sont très jolis tous les deux, dit-elle.
— Amanda signifie « digne d’être aimée », commenta Molly.
On frappa à la porte, qui s’ouvrit un instant plus tard.
— Je peux entrer ?
— Burian ! s’exclama Molly.
— Docteur Klimus, dit Pierre, un peu surpris. C’est gentil d’être venu.
— Ce n’est rien, ce n’est rien, grommela le vieillard en s’approchant du lit.
— Je vous laisse, murmura l’infirmière en souriant.
Elle sortit sans bruit.
— Tout s’est bien passé ? demanda Klimus. Pas de complications ?
— Tout a été parfait, lui dit Molly. Épuisant, certes, mais parfait.
— Vous avez tout enregistré sur cassette ?
Pierre acquiesça.
— Et le bébé est normal ?
— On ne peut plus normal.
— Fille ou garçon ? demanda Klimus.
Pierre fronça les sourcils. C’était généralement la première question que l’on posait, et non la quatrième.
— C’est une fille, lui dit Molly.
Klimus se pencha pour mieux regarder l’enfant.
— Elle a déjà pas mal de cheveux, je vois.
Il porta la main à son crâne lisse comme une boule de billard, mais s’abstint de faire autrement allusion à sa paternité.
— Combien pèse-t-elle ? demanda-t-il.
— Trois kilos deux cent cinquante.
— Et sa taille ?
— Quarante-huit centimètres.
Il hocha la tête.
— Très bien.
Molly déplaça discrètement Amanda vers son sein, en grande partie caché par son peignoir d’hôpital. Puis elle leva les yeux vers Klimus.
— Je tiens à vous remercier, Burian pour tout ce que vous avez fait pour nous. Nous vous sommes tous les deux extrêmement reconnaissants.
— Oui, dit Pierre. Merci mille fois.
Toutes ses craintes s’étaient maintenant dissipées. Sa fille était un ange. Comment aurait-elle pu avoir les gènes d’un démon ?
Le vieil homme hocha la tête puis détourna les yeux.
— Ce n’était rien, dit-il.
Je ne suis pourtant pas fou, se dit Pierre un mois plus tard.
Et pourtant, le décalage avait bien disparu. Il avait voulu étudier davantage la séquence d’ADN qui produisait les étranges neurotransmetteurs associés à la télépathie de Molly. À l’aide d’une enzyme de restriction, il avait isolé la partie du chromosome 13 codant pour sa synthèse. Jusque-là, tout allait bien. Ensuite, pour disposer d’une réserve abondante de matériel génétique, il l’avait soumise à l’amplification en chaîne par polymérase, qui pouvait reproduire ce segment d’ADN à l’infini. Avec une simple éprouvette, un thermocycleur et quelques réactifs, l’ACP pouvait effectuer cent milliards de copies d’une molécule d’ADN en un après-midi.
Et il avait maintenant ces milliards de copies, toutes identiques. Seulement, elles n’étaient pas conformes à l’original ! La base thymine qui s’était introduite dans le code génétique de Molly et avait causé la mutation déphasante ne se retrouvait plus dans les copies. Au point chaud, les segments d’ADN produits par ACP se lisaient CAT CAG GGT GTC CAT, exactement, comme l’ADN de Pierre, celui de tout le monde.
Avait-il commis une erreur quelque part ? Avait-il mal lu les séquences de nucléotides du prélèvement originel effectué des mois plus tôt dans le sang de Molly ? Il fourragea dans son meuble de classement jusqu’à ce qu’il retrouve l’autoradiographie d’origine. Pas d’erreur, la thymine intruse était bien présente.
Il se lança dans le long processus consistant à réaliser une nouvelle autoradiographie à partir d’un autre échantillon de l’ADN de Molly. La thymine y figurait également. La mutation déphasante était bien là. La séquence normale CAT CAG GGT GTC CAT était altérée en TCA TCA GGG TGT CCA.
L’ACP était une procédure chimique très simple. Elle n’aurait pas dû réagir à la présence de thymine. Elle aurait dû se contenter de reproduire fidèlement la chaîne.
Mais elle ne l’avait pas fait. Elle – ou autre chose dans le processus de reproduction de l’ADN – avait corrigé la séquence, en la rétablissant telle qu’elle aurait dû être à l’origine.
Pierre secoua la tête, sidéré.
— Bonjour, docteur Klimus, dit-il en entrant dans le bâtiment du Génome humain pour prendre son courrier.
— Tardivel ! fit le vieillard. Comment va le bébé ?
— Bien, monsieur. Elle va très bien.
— Elle a toujours tous ses cheveux ?
— Oh, oui ! fit Pierre en souriant. Elle a même des poils dans le dos. Mais le pédiatre dit que la chose n’est pas rare, et que cela disparaîtra quand ses hormones se seront équilibrées.
— Elle a l’esprit vif ?
— Je pense.
— Elle est tranquille ?
— Pour un bébé d’un mois, elle est plutôt calme. Mais ce n’est pas nous qui allons nous en plaindre. Elle nous laisse dormir une bonne partie de la nuit.
— J’aimerais passer la voir ce week-end.
C’était une demande bien présomptueuse, mais Klimus était, après tout, le père biologique de l’enfant. Pierre sentit son estomac se nouer. Il s’en voulait de n’avoir pas prévu qu’une situation aussi complexe finirait par poser des problèmes. Mais Klimus était son patron, et il allait bientôt falloir qu’il demande le renouvellement de sa bourse.