— Bien sûr, dit-il.
Il espérait que Klimus percevrait le manque d’enthousiasme dans sa voix et déciderait de ne pas insister. Il prit son courrier dans le casier et tourna les talons.
— En fait, lança le vieillard, je viendrai peut-être dîner dimanche soir. À dix-huit heures, ça vous va ? On passera la soirée ensemble.
Pierre sentit son cœur s’accélérer. Il songea à ce qu’avait dit un jour Einstein : « On paie parfois très cher ce qu’on a eu gratuitement dans sa vie. »
— D’accord, dit-il, résigné. Comme vous voudrez.
Le vieillard eut un bref hochement de tête puis continua à trier son courrier. Pierre demeura figé quelques instants. Enfin, se rendant compte que l’autre venait de le congédier, il s’éloigna en direction de son labo.
27
Burian Klimus était assis dans le living de Pierre et de Molly. Amanda ne semblait pas très attirée par lui, mais il ne faisait aucun effort, de son côté, pour la prendre dans ses bras ou lui parler comme on parle à un bébé. Pierre trouvait cela bizarre. Le vieil homme avait insisté pour voir l’enfant, mais il se contentait, au lieu de jouer avec elle, de poser des tas de questions sur la manière dont elle se nourrissait et sur ses habitudes de sommeil. De plus, au grand étonnement de Pierre, il ne cessait de prendre des notes en caractères cyrilliques dans un petit carnet à spirale.
Finalement, le moment de dîner arriva. Bien que ce fût le tour de Pierre de faire à manger, Molly avait pensé que la soirée serait plus agréable si c’était elle qui cuisinait. Elle avait donc préparé un poulet à la mode de Kiev (pour faire plaisir à Klimus, qui était ukrainien), un gratin de pommes de terre et des choux de Bruxelles. Pierre ouvrit une bouteille de vin du Rhin, du liebfraumilch, pour accompagner tout cela, et les trois adultes passèrent à table en laissant Amanda, à qui Molly avait donné le sein un peu plus tôt, dormir tranquillement dans son berceau.
Pierre s’efforça d’orienter la conversation vers toutes sortes de sujets, mais Klimus ne s’enthousiasma pour aucun. Finalement, il se résigna à demander au vieillard sur quoi il travaillait en ce moment.
— Eh bien, déclara Klimus après avoir trempé ses lèvres dans son verre de vin, vous savez que je passe pas mal de temps, actuellement, à l’Institut des Origines de l’Homme.
L’IOH était aussi à Berkeley. Son directeur, Donald Johanson, avait découvert le célèbre Australopithecus afarensis, plus connu sous le nom de Lucy.
— J’espère, avec mes recherches sur l’ADN de Hapless Hannah, faire progresser le vieux débat sur nos origines africaines. Out of Africa…
— Un très beau film, enchaîna Molly afin de les empêcher de parler boutique. J’adore Meryl Streep, c’est une actrice hors pair.
Klimus haussa un sourcil.
— Je sais que Pierre a entendu parler de Hapless Hannah, dit-il. Et vous ?
Elle secoua la tête. Il lui expliqua alors qu’il avait réussi à extraire l’ADN d’un fossile néandertalien trouvé en Israël, puis s’interrompit pour boire une gorgée de vin.
Pierre se leva pour aller chercher une deuxième bouteille.
— Il y a deux modèles rivaux concernant les origines de l’humanité moderne, poursuivit Klimus. Le premier repose sur l’hypothèse dénommée Out of Africa. L’autre est la théorie multirégionale. Tous les deux sont d’accord sur le fait qu’Homo erectus est parti d’Afrique pour se disséminer en Eurasie il y a quelque chose comme un virgule huit million d’années. L’homme de Java, l’homme de Pékin, l’homme de Heidelberg, tous sont des spécimens d’Homo erectus.
» Selon l’hypothèse Out of Africa, cependant, l’homme moderne, Homo sapiens, qui comprend ou non les néandertaliens comme sous-groupe, a évolué en Afrique orientale mais n’a quitté ce continent qu’à l’occasion d’une seconde migration qui se situerait il y a seulement cent ou deux cent mille ans. Les partisans de cette théorie affirment que, lorsque cette deuxième vague a rencontré différents groupes d’erectus en Asie et en Europe, elle les a exterminés, laissant Homo sapiens comme seul représentant de l’humanité.
Il cessa de parler le temps que Pierre lui serve de nouveau à boire.
— L’hypothèse multirégionale, reprit-il, est très différente. D’après elle, toutes ces populations d’erectus ont poursuivi leur évolution, et chacune, indépendamment, a donné naissance à l’homme moderne. Ce qui expliquerait pourquoi Homo sapiens semble apparaître si souvent parmi les fossiles recensés simultanément dans toute l’Eurasie.
— Ce qui est sûr, dit Molly, intriguée malgré elle, c’est qu’avec des populations isolées on finirait par avoir des espèces différentes évoluant dans chaque secteur géographique, comme aux îles Galapagos, par exemple.
Elle se leva pour débarrasser la table.
— Les multirégionalistes, dit Klimus en lui tendant son assiette, partent du principe qu’il y a eu beaucoup de croisements entre les différentes populations, ce qui leur a permis d’évoluer en tandem.
— Des croisements depuis la France jusqu’à l’Indonésie ? demanda Molly en disparaissant provisoirement dans la cuisine. Et moi qui reprochais à ma sœur de papillonner !
Pierre se mit à rire ; mais lorsque Molly revint, elle avait l’air songeur.
— Je ne sais pas, dit-elle. Ce truc multirégional, ça me paraît plus politiquement que scientifiquement correct. Ça permet surtout d’éluder la question de Felix Sousa : « Quelle race a été la première ? » et de dire : « Vous voyez ? On a tous évolué en même temps. »
Klimus hocha la tête.
— Normalement, je serais d’accord avec vous. Mais nous disposons d’une excellente chaîne de boîtes crâniennes couvrant toute la période entre Homo erectus et l’homme de Neandertal, et se poursuivant par les hommes modernes de Java et de Chine. Il semble bien qu’il y ait eu, effectivement, des évolutions indépendantes, tout au moins dans ces endroits-là, et probablement ailleurs aussi.
— Mais tout cela, par rapport aux théories classiques de l’évolution, est totalement absurde, protesta Molly. C’est à travers des mutations génétiques que les individus d’une espèce sont censés acquérir une supériorité sur leurs adversaires, qui assure leur survie et celle de leur lignée, évinçant finalement tous les autres et créant une nouvelle espèce.
Pierre se leva pour aider Molly à servir le dessert, une mousse au chocolat qu’elle avait préparée elle-même.
— J’ai toujours eu du mal, pour ma part, à accepter cette hypothèse, dit-il. Réfléchissez. Ça signifie que, quelques générations plus tard, toute une population se trouve descendre d’un seul heureux mutant. Cela rétrécit dangereusement le patrimoine génétique, en accumulant les anomalies dues aux gènes récessifs.
Il tendit une coupe à Klimus, puis s’assit.
— Prenez le cas de la reine Victoria, dit-il. Elle portait le gène de l’hémophilie. Ses descendants se sont mariés entre cousins des maisons royales d’Europe, et les effets ont été dévastateurs. Partir du principe que des populations entières remontent à un seul parent chaque fois qu’un avantage dû à une mutation génétique leur donne une supériorité, c’est faire de la vie quelque chose d’extrêmement précaire. Si l’heureux mutant ne trouve pas la mort par accident, sa descendance risque de s’éteindre par suite d’une maladie génétique. (Il goûta la mousse et hocha la tête d’un air approbateur.) À supposer qu’une évolution puisse réellement se faire simultanément sur des populations très largement dispersées, comme le suggèrent vos multirégionalistes, le problème serait réglé. Mais je n’arrive pas à imaginer un mécanisme qui puisse assurer une évolution de ce type.