Il lui sourit pour l’encourager.
— Et alors ?
Elle détourna de nouveau la tête.
— Tu vas trouver que c’est complètement dingue, mais…
Elle croisa les mains sur ses genoux et les contempla obstinément.
— Il y a des anthropologues, commença-t-elle, qui affirment que l’homme de Neandertal avait exactement la même structure laryngée qu’Amanda, telle que nous l’a décrite le Dr Gainsley.
Il haussa involontairement les sourcils.
— Et alors ?
— Il se trouve que ton patron, le célèbre Burian Klimus, vient de réussir à extraire l’ADN d’un spécimen israélien de Neandertal.
— Hapless Hannah, oui. Mais tu ne vas tout de même pas imaginer que…
Molly regarda Pierre.
— J’aime ma petite Amanda comme elle est, mais…
— Tabernacle ! fit Pierre.
Il voyait exactement comment les choses s’étaient passées. Après le départ de Molly, du Dr Bacon, des assistants de cette dernière et de lui-même, Klimus était resté seul dans la salle d’opération. Au lieu de se masturber dans une éprouvette, il avait recueilli le premier œuf de Molly au bout d’une pipette en verre. Sous le microscope, il avait fendu l’œuf et prélevé, à l’aide d’une pipette plus petite, l’ensemble haploïde de vingt-trois chromosomes de Molly pour le remplacer par l’ensemble diploïde de quarante-six chromosomes de Hannah. Il avait obtenu ainsi un œuf fécondé contenant uniquement l’ADN de Hapless Hannah.
Naturellement, en fendant l’oocyte, il avait endommagé la membrane pellucide, une enveloppe gélatineuse qui en protégeait la surface et était nécessaire à l’implantation et au développement de l’embryon. Cependant, depuis que Jerry Hall et Sandra Yee avaient démontré, en 1991, qu’une zone pellucide synthétique pouvait être incorporée à une cellule-œuf, le clonage humain était devenu théoriquement possible. Et deux ans plus tard à peine, à un congrès de l’American Fertility Society, contre toute attente, Hall et ses collègues avaient annoncé leur grande première dans ce domaine, bien que les embryons clonés n’aient pas survécu à leur tout premier stade. Oui, la technologie existait. Ce que suggérait Molly constituait une réelle possibilité. Klimus pouvait très bien avoir utilisé cette méthode pour confectionner plusieurs œufs contenant des copies de l’ADN de Hannah, cultivés in vitro jusqu’à ce qu’ils atteignent le stade multicellulaire. Ensuite, le Dr Bacon, censée ignorer leur origine, aurait implanté les embryons dans l’utérus de Molly, en espérant que l’un d’entre eux au moins prendrait.
— Si c’était vrai, dit Molly en regardant intensément Pierre, est-ce que cela changerait tes sentiments envers Amanda ? Réponds-moi.
— Euh… non, je ne crois pas. Mais… c’est-à-dire, je savais déjà qu’elle n’était pas ma fille biologique, mais je pensais qu’elle était au moins une partie de toi. Si ce que tu suggères est vrai, je…
Il laissa sa phrase en suspens. Le CD de Shania Twain s’était arrêté. Pierre se leva, marcha lentement jusqu’à la chaîne, éjecta le disque et le remit maladroitement dans son boîtier. Puis il éteignit les appareils. Il était en train de réfléchir à toute vitesse. L’idée de Molly était complètement insensée. Mais l’enfant avait bien une anomalie dans le larynx. Et alors ? Des tas de gens souffraient de maladies bien plus graves. Il songea au cas du petit Lagerkvist, avec son syndrome de Down.
Il remit le CD dans son râtelier et retourna s’asseoir sur le canapé.
— Je l’aime très fort, dit-il en prenant la main de sa femme. C’est notre petite fille.
Molly hocha la tête, soulagée. Mais, au bout d’un long moment, elle murmura :
— De toute manière, il faut que nous sachions. Cela a trop de retentissement sur tout… Sa scolarité, peut-être même son système immunitaire.
Pierre regarda l’horloge sur la cheminée. Il était un peu plus de vingt et une heures.
— Il faut que j’aille au labo, dit-il en se levant.
— Pourquoi ?
— Il ne doit plus y avoir personne là-bas. Je vais voler un échantillon de l’ADN de Hapless Hannah.
32
Pierre utilisa sa carte magnétique pour s’introduire dans les bureaux du Centre du Génome humain. Le squelette de Hapless Hannah, normalement, était conservé à l’Institut des Origines de l’Homme, mais il devait y avoir ici au moins quelques copies de son ADN. Ce matériel était trop précieux pour être conservé dans un seul endroit.
Il y avait sûrement quelque part un trousseau de clés de rechange. Il alla fouiller dans le bureau précédemment occupé par Joan Dawson. Le tiroir du haut n’était pas fermé à clé. Il y trouva un anneau dans lequel étaient enfilées au moins deux douzaines de clés. Il les prit et regagna le couloir.
Il examina la serrure incorporée au bouton de porte du bureau de Klimus, mais rien ne lui indiquait quelle était la bonne clé. Il se mit à les essayer l’une après l’autre, incapable de les empêcher de s’entrechoquer. Il se sentait terriblement nerveux.
— Je peux vous aider ? demanda une voix au fort accent étranger.
Son cœur fit un bond. Il tourna la tête.
— Carlos ! dit-il en voyant l’appariteur. Vous m’avez fait peur !
— Désolé, docteur Tardivel. Je ne savais pas que c’était vous. Vous avez besoin d’aller dans le bureau du Dr Klimus ?
— Euh… oui. J’ai besoin d’un ouvrage de référence qui est à l’intérieur.
Carlos prit son propre trousseau de clés, attaché à sa ceinture par un système qui libérait une longueur de cordon quand il tirait dessus mais le rentrait dès qu’il le lâchait. Il se pencha en avant pour ouvrir la porte, entra et alluma. Les panneaux du plafond grésillèrent un peu en s’illuminant. Leur éclat jeta des reflets sur les plaques de verre couvrant les photos d’astronomie sur les murs. Carlos fit signe à Pierre de le suivre. Ce dernier fit semblant de chercher un volume dans les rayonnages qui allaient du sol au plafond.
— Vous trouvez ce que vous voulez ? lui demanda Carlos.
— Non. Ils ne sont pas rangés par ordre alphabétique. Ça va prendre un moment.
— Allez-y, je vous laisse faire. Veillez à bien refermer la porte en partant. Il y a eu quelques effractions ces derniers temps.
— Ne craignez rien, dit Pierre. Merci.
Dès qu’il entendit les pas de l’appariteur s’éloigner dans le couloir, Pierre se dirigea vers la deuxième porte. Elle était fermée à clé. Il essaya de l’ouvrir avec son trousseau, mais aucune des clés ne correspondait à la serrure. Il alla fouiller dans le tiroir du bureau, espérant en trouver d’autres. Mais il n’y avait rien. En se retournant pour regarder autour de lui, il sentit son bras qui se mettait à bouger de lui-même. Il heurta le globe posé sur le petit meuble. Un instant, il crut, horrifié, qu’il allait tomber par terre. Mais la planète rouge fit un tour et demi sur son axe et s’immobilisa.
Il sortit son portefeuille, en tira sa carte de chez Macy et essaya de la glisser entre la porte et le chambranle, comme il l’avait vu faire dans d’innombrables téléfilms. Mais le temps passait, et il était terrifié à l’idée que Carlos puisse revenir. Finalement, il réussit à faire glisser le verrou. Il ouvrit la porte, entra et tâtonna pour trouver l’interrupteur.
Il y avait un petit réfrigérateur contre le mur, posé sur un support comme on en fait pour les fours à micro-ondes. Sur la porte, un papier indiquait en caractères d’imprimante laser : « Spécimens biologiques périssables. Ne pas éteindre ou débrancher cet appareil. »
Il ouvrit la porte. À l’intérieur, trois clayettes contenaient des éprouvettes hermétiquement bouchées. Dans la contreporte étaient rangées quelques canettes de Dr Pepper.