— Les bureaux de la direction sont au trente-septième étage, leur dit l’homme en indiquant une batterie d’ascenseurs dont les portes en faux marbre étaient surmontées d’un panneau indiquant : UNIQUEMENT DU 31 e AU 40e.
Ils entrèrent dans une cabine avec parois réfléchissantes et luminaires encastrés au plafond. La musique d’ambiance était une version instrumentale du vieux morceau des Supremes, Reflections.
Quand ils ressortirent de l’ascenseur, une plaque les dirigea vers le bureau du PDG Pierre mit les deux mains dans ses poches pour dissimuler leur tremblement. Devant la double porte en verre, il écarquilla les yeux, ébahi : la petite brune qui servait de secrétaire à Bullen était époustouflante, digne des meilleures Playmates de l’année. Quand elle leur sourit, elle exhiba des dents d’une blancheur éclatante.
— Bonjour, lui dit Pierre. Dr Bond et Dr Tardivel. Nous avons rendez-vous avec Mr Bullen.
Elle porta son téléphone à son oreille. Pierre se dit, en lorgnant son décolleté, qu’elle avait dû faire un tour à Silicone Valley. Molly, captant le mot « silicone », lui donna une petite tape sur l’avant-bras.
Quand elle eut le feu vert, la petite brune se leva sur ses talons aiguilles pour les escorter dans le saint des saints. Elle ouvrit la lourde porte en bois précieux et leur fit signe d’entrer.
De toute évidence, une bonne partie des bénéfices de la Condor avait dû être investie dans le bureau de Craig Bullen. Il faisait six mètres de large sur douze de long et était lambrissé jusqu’au plafond d’un bois rouge qui devait être, se disait Pierre, du séquoia de Californie. Il y avait des frises tout autour de la salle représentant des scènes de chasse complexes avec des cerfs et une multitude de chiens. Huit tableaux, à première vue des originaux, étaient accrochés aux murs. Pierre fut sidéré en lisant la signature de celui qui était le plus proche de lui et représentait la lande écossaise : John Constable. En bon Canadien, il reconnut immédiatement la touche stylisée d’Emily Carr un peu plus loin. Le tableau comportait d’ailleurs l’un des totems haïda constituant sa marque de fabrique.
Bullen se leva de derrière son large bureau en acajou massif et fit quelques pas à leur rencontre. La quarantaine, les épaules larges et l’allure athlétique, il avait le visage bronzé et marqué de quelqu’un qui passe une bonne partie de son temps sur les plages exotiques. La tête était carrée, les yeux marron et le front dégarni, avec un plumeau grisonnant au sommet du crâne. Son complet sur mesure était bleu marine, et ses boutons de manchettes, aux dimensions étonnantes, représentaient un mécanisme d’horlogerie plaqué or.
— Docteur Tardivel, dit-il d’une voix grave, merci d’être venu.
— Tout le plaisir est pour moi, répondit Pierre en saisissant vivement la main offerte et en la serrant vigoureusement de manière à occulter ses tremblements erratiques.
La poignée de main de Bullen était ferme, peut-être un peu trop agressive, dans le genre macho. Il se tourna vers Molly, ses sourcils allant conférer momentanément avec son toupet de cheveux gris.
— Et à qui ai-je l’honneur ? demanda-t-il.
— Ma femme, le Dr Molly Bond.
Il avait remis les mains dans ses poches et essayait d’immobiliser son pied gauche avec le droit.
Bullen serra la main de Molly.
— Mes compliments pour votre beauté, dit-il. Je n’avais pas compris que le Dr Tardivel viendrait accompagné, mais je suis ravi qu’il le soit, maintenant que je vous vois.
Elle rougit légèrement.
— Merci.
— Par ici, je vous prie.
Il s’avança vers la longue table de conférence en bois poli qui occupait une partie de la salle. Il y avait quatorze sièges autour. Il la longea et s’arrêta devant un globe terrestre géant dont il souleva l’hémisphère Nord. À l’intérieur, il y avait un nombre impressionnant de bouteilles d’alcool.
— Vous buvez quelque chose ? demanda-t-il.
Pierre secoua la tête.
— Non, merci, dit Molly.
— Du café ? Un soda, peut-être ? Rosalee peut vous apporter ce que vous voudrez.
L’idée effleura Pierre de demander quelque chose, histoire de voir encore la plantureuse secrétaire, mais il refusa d’un geste.
— Comme vous voudrez, fit Bullen.
Il referma l’hémisphère Nord et s’assit à la table de conférence.
— Et maintenant, docteur Tardivel, parlez-moi de cette découverte.
Pierre hocha la tête et fit signe à Molly de s’asseoir. Elle prit un siège en cuir à côté de Bullen, puis le rapprocha de manière à être dans sa zone. Leurs genoux se touchaient pratiquement. Pierre fit le tour de la grande table en s’aidant des dossiers des chaises pour marcher. Il ôta sa veste de sport. Il portait dessous une chemise bleu ciel à manches courtes. Il s’assit face à eux.
— Je pense qu’on peut dire sans exagérer, commença-t-il, que notre découverte va ébranler le monde de l’assurance.
Bullen hocha la tête, fasciné.
— Continuez, dit-il. Je suis tout ouïe.
Il y avait un bloc-notes au milieu de la table. Il l’attira à lui et sortit un stylo or et noir de la poche intérieur de sa veste.
— Ce que nous avons découvert, lui dit Pierre, c’est… comment dire ? Une anomalie statistique, si vous voulez.
Il marqua une pause pour regarder Bullen d’un air entendu.
— La statistique, murmura Bullen en hochant la tête, c’est la chair et le sang des compagnies d’assurances, docteur Tardivel.
— Bien dit, opina Pierre. En fait, le sang joue un très grand rôle dans cette affaire.
Il jeta un coup d’œil à Molly en haussant imperceptiblement les sourcils pour savoir si elle réussissait à déchiffrer les pensées de Bullen. Elle hocha légèrement la tête. Pierre continua :
— Ce que nous avons découvert, entre autres, Mr Bullen, c’est que votre compagnie fait face à un nombre assez faible de remboursements importants.
Quelques rides verticales s’ajoutèrent aux rides horizontales du front du PDG.
— C’est vrai que nous avons eu de la chance ces dernières années, admit-il.
— Vous êtes sûr que ce n’est que de la chance, Mr Bullen ?
Le grand patron commençait à être visiblement agacé.
— Nous nous efforçons de faire de la bonne gestion. Je ne pense pas que vous ayez lu Milton Friedman. mais…
— Justement si, je l’ai lu.
Il vit avec satisfaction que les sourcils de Bullen se haussaient en accent circonflexe. Mais Friedman avait eu le prix Nobel d’économie en 1976, et il lisait toujours les prix Nobel.
— C’est lui, reprit-il, qui a posé la question de savoir si « les chefs d’entreprise, à condition de rester dans la légalité, ont d’autres responsabilités, dans l’exercice de leur activité professionnelle, que de rapporter à leurs actionnaires le plus d’argent possible ».
Bullen hocha la tête.
— Et sa réponse était : non, aucune.
— Mais le plus délicat, poursuivit Pierre, c’est de rester dans la légalité, n’est-ce pas ? Et ce n’est pas facile.
— Je croyais que vous étiez venu me parler du programme Génome humain, fit Bullen, dont les joues s’empourpraient.
Il revissa le capuchon de son stylo. Pierre avait le cœur qui battait si fort dans sa poitrine qu’il était persuadé que Molly et Bullen l’entendaient. Ses idées se brouillèrent soudain dans sa tête. Cela lui arrivait de plus en plus fréquemment depuis quelque temps, mais il n’avait pas voulu se l’avouer. Que la maladie l’ait privé d’une grande partie de sa maîtrise physique, il pouvait l’accepter. Mais qu’elle atteigne aussi ses fonctions intellectuelles, il ne l’admettait pas. il ferma un instant les yeux et prit une profonde inspiration pour se rappeler ce qu’il devait dire ensuite.