— Absolument rien de tout ça, Pierre. Je t’assure qu’il ne comprenait même pas de quoi tu lui parlais.
— J’étais si sûr de mon coup ! Toutes les preuves…
Ils arrivèrent à un feu rouge. Molly s’arrêta.
— Ce ne sont des preuves que pour toi, dit-elle.
Elle le regarda un bref instant, puis baissa les yeux.
— Non ! s’écria-t-il. Nous n’avons pas eu de chance, c’est tout. Je n’ai pas d’hallucinations ! Je n’ai pas encore perdu l’esprit !
Le feu passa au vert. Molly enfonça la pédale de l’accélérateur.
Ils ne dirent plus un mot pendant le reste du trajet.
37
Épuisé, Pierre passa par la porte de derrière et, d’un coup, son moral remonta en flèche. Leur maison n’était pas luxueuse et leur mobilier IKEA était simple, mais ils avaient tout le confort voulu et c’était une vie qu’il n’aurait jamais cru pouvoir mener un jour. Une femme, un enfant, l’odeur du repas en train de mijoter dans la cuisine, des jouets éparpillés par terre dans le living, du feu dans la cheminée.
Molly entra, Amanda dans les bras.
— Regarde qui est là ! dit-elle à la petite fille. Mais oui ! C’est papa ! Je ne sais pas… Je vais lui demander. (Elle regarda son mari.) Elle veut savoir si tu as aimé les petits gâteaux que nous t’avons préparés.
Depuis quelque temps, Pierre emportait toujours son repas de midi. C’était plus simple de manger au labo que de descendre au snack du bâtiment 74 où il y avait de longs couloirs à traverser.
— Délicieux, déclara-t-il. Merci beaucoup.
Amanda sourit.
Molly embrassa Pierre. Il s’assit sur le canapé et Molly déposa dans ses bras l’enfant qui n’attendait que ça. Il la souleva par-dessus sa tête. Elle gloussa de contentement.
— Comment va ma petite fille aujourd’hui ? demanda-t-il.
Molly alla dans la cuisine touiller le contenu de la marmite, puis revint avec eux. Pierre posa Amanda sur ses genoux et la fit sauter à plusieurs reprises. La télé était allumée, mais sans le son. C’était l’heure de Sesame Street.
— Tu as été sage, aujourd’hui ? demanda-t-il. Maman n’a pas eu à te gronder ?
Amanda se tortilla de plaisir, comme si l’idée d’avoir été vilaine l’excitait.
— Le dîner sera prêt dans un quart d’heure, annonça Molly.
Pierre lui sourit.
— Merci. Désolé de n’être pas rentré à temps. C’était mon tour, je sais.
— Ne t’inquiète pas, chéri. Autant que je profite de cette période…
Elle prit un air songeur. Ils n’avaient pas encore discuté de ce qu’ils allaient faire d’Amanda quand son congé de deux ans expirerait. Ils ne pouvaient pas mettre un enfant muet dans une crèche normale, et ils n’avaient pas encore trouvé d’institution spécialisée acceptable. Il y avait un endroit, pas trop loin, pour les sourds-muets, mais Amanda entendait normalement. Molly avait envisagé de ne pas retourner travailler à l’université. Cette solution, ils le savaient, n’était pas acceptable non plus. Elle était en passe d’obtenir sa titularisation. Et elle aurait besoin de son salaire quand Pierre ne serait plus là.
Il mit Amanda debout sur ses genoux et fit une série de grimaces comiques. Elle rit aux éclats. Mais au bout d’un moment, elle agita les bras, ce qui était sa manière de faire comprendre qu’elle voulait dire quelque chose. Il l’assit pour qu’elle puisse utiliser librement ses mains. Boire, fit-elle par signes.
Pierre la regarda gravement et fit le signe : Qu’est-ce qu’on dit ?
S’il te plaît. À boire.
Molly sourit.
— J’y vais. Jus de pomme ?
Amanda hocha la tête. Au début, elle avait été réticente à apprendre le langage des signes. C’était une corvée qui lui paraissait inutile. Mais elle avait fini par comprendre que, si sa mère entendait ce qu’elle pensait, ce n’était pas le cas de son père ni des autres membres de son entourage.
Molly revint quelques instants plus tard avec un gobelet en plastique à moitié plein de jus. Amanda le prit à deux mains et le vida en quelques gorgées avant de le rendre à sa mère.
— Il faut que j’aille préparer la salade, dit Molly.
— Merci, fit Pierre.
Elle lui sourit puis s’éloigna. Pierre souleva Amanda et l’assit sur le canapé à côté de lui. Le langage des signes n’était qu’un médiocre substitut du langage parlé et de la télépathie, mais c’était pour lui quelque chose de très important que de pouvoir communiquer avec sa fille. Quand ils dialoguaient par signes, une barrière s’écroulait.
Qu’est-ce que tu as fait aujourd’hui ? demandèrent ses mains.
Joué, répondit Amanda. Regardé la télé. Dessiné.
Dessiné quoi ?
Amanda lui lança un regard sans expression.
Qu’est-ce que tu as dessiné ? insista Pierre.
Elle haussa légèrement les épaules.
Pierre n’avait pas autant d’entraînement qu’il l’aurait voulu dans le langage des signes. Il se dit qu’il avait dû commettre une erreur. Il demanda d’une autre manière : Un dessin de quelle chose ?
Les yeux d’Amanda s’agrandirent.
Il regarda ses mains… et vit qu’elles tremblaient. Il ne s’en était pas rendu compte. Il saisit sa main droite avec la gauche pour l’empêcher de bouger. Il essaya de nouveau les signes, mais cela ne sortait pas correctement. Il n’arrivait pas à ouvrir complètement la main gauche pour dire : Dessiné, ni passer l’index droit en travers des doigts de la main gauche pour signifier : Quoi ?
Le front d’Amanda s’était plissé. Elle comprenait que Pierre était contrarié. Il essaya encore, mais ses doigts contractés fendaient l’air d’une manière qui semblait hostile. Il se rendit compte qu’il faisait peur à sa fille, mais il suffisait qu’il se concentre sur ses doigts pour…
Amanda se mit à pleurer.
— Tu sais, chéri, la réunion annuelle des actionnaires de la Condor, c’est dans un mois, lui dit Molly.
C’était le week-end, et ils avaient grillé des steaks sur le barbecue du jardin. Molly avait coupé sa viande à Pierre. Il pouvait encore se servir d’un couteau, mais pas pour découper de la viande ni quelque chose de dur.
Il hocha la tête. Ses jambes et ses bras, à présent, s’agitaient continuellement.
— Ils ne nous laisseront probablement pas entrer, après ce qui s’est passé la dernière fois, dit-il.
— Tu es actionnaire, ils ne peuvent pas t’interdire l’accès à cette assemblée.
— Il vaudrait tout de même mieux éviter de se faire remarquer.
— On pourrait se déguiser ?
— Se déguiser ? demanda Pierre, surpris.
— Oui. Rien de bien extraordinaire. Tu laisserais pousser ta barbe, par exemple, il te reste à peu près quatre semaines. Et ce serait…
Elle se tut, mais Pierre n’eut pas de mal à deviner ce qu’elle pensait. Il avait de plus en plus de mal à se raser depuis quelque temps. Laisser pousser sa barbe lui simplifierait grandement la vie.
— D’accord, dit-il. Mais toi ?
— Moi, il faudrait que je prenne de la testostérone pour en avoir une.
Il rit.
— Pour te déguiser. Qu’est-ce que tu comptes faire ?
— Je connais bien Constance Brinkley au Centre d’art dramatique. Plusieurs de ses étudiants viennent à mon cours de psycho. Elle pourrait me prêter une perruque brune.