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— Est-ce que vous avez déjà eu des idées de suicide ? demanda Laviolette.

Pierre haussa les sourcils devant cette question inattendue.

— Non, répondit-il.

— Je ne veux pas parler de maintenant, depuis que vous savez que vous risquez d’avoir la maladie. Je veux dire depuis toujours. Vous n’avez jamais eu d’impulsions suicidaires ?

— Non, pas vraiment.

– Vous êtes d’un tempérament dépressif ?

— Pas plus que n’importe qui, j’imagine.

— Vous avez des moments d’ennui ? d’indécision ?

Il faillit mentir, mais se ravisa.

— Oui, je dois avouer que ça m’arrive. (Il haussa les épaules.) On m’a souvent reproché mon manque de motivation.

Laviolette hocha la tête.

— Vous savez qui est Woody Guthrie ?

— Qui ça ?

Le médecin prit une expression qui voulait dire : « Ah ! Ces gamins d’aujourd’hui ! »

— C’est lui qui a écrit This Land is your Land.

— Ah ! Oui, bien sûr.

— Il est mort de la maladie en 1967. Son fils Arlo – vous avez entendu parler de lui, je suppose ?

Pierre secoua la tête. Laviolette soupira.

— Vous ne me rajeunissez pas. Arlo a écrit Alice’s Restaurant.

Pierre demeura sans expression.

— C’est du folk, précisa Laviolette.

— En anglais, sans doute, murmura Pierre en haussant les épaules.

— Pire que ça, fit Laviolette avec une petite lueur dans le regard. En américain. Mais peu importe. Arlo est un homme célèbre, et il est dans le même cas que vous : il a une chance sur deux d’avoir hérité du gène. Il l’a dit un jour dans une interview à la revue People. Je vais vous en donner une photocopie.

Ne sachant quoi dire, Pierre se contenta de hocher la tête.

Laviolette prit son stylo et son carnet d’ordonnances.

— Je vous donne le numéro du groupe local de soutien aux victimes de la maladie de Huntington, dit-il. J’aimerais que vous les appeliez.

Il copia un numéro de téléphone figurant dans un petit répertoire des services de santé de Montréal, détacha l’ordonnance du carnet et la tendit à Pierre. Il sembla hésiter quelques secondes, prit une carte de visite dans une petite boîte posée sur son bureau et inscrivit un autre numéro sous celui qui était imprimé sur la carte.

— Je vais également faire une chose que je ne fais jamais en temps normal, Pierre, dit-il. Je vous donne mon numéro personnel. Si vous ne pouvez pas me joindre ici, essayez chez moi, de jour comme de nuit. Il y a des gens qui prennent très mal ce genre de nouvelle. S’il vous venait l’idée de commettre un acte désespéré, promettez-moi d’appeler.

— Vous voulez dire s’il me vient à l’idée de me suicider ?

Le médecin acquiesça.

Pierre prit la carte. À son grand étonnement, il vit que sa main tremblait.

Tard ce soir-là, dans sa chambre, tout en se déshabillant pour se mettre au lit, Pierre réfléchit longuement à ce qui lui arrivait.

C’était injuste, bordel. Totalement injuste.

Qu’avait-il donc fait pour mériter ça ?

Il y avait un petit crucifix au-dessus de sa porte. Il était là depuis sa plus tendre enfance. Il leva les yeux vers la minuscule représentation de Jésus, mais à quoi bon prier ? Le sort en était jeté. Ce qui était fait était fait. Qu’il ait le gène ou non dépendait du moment de sa conception, près de vingt ans plus tôt.

Il s’était acheté un LP d’Arlo Guthrie et l’avait écouté. Il avait eu du mal à en trouver un de Woody Guthrie chez A & A, mais la bibliothèque de Montréal possédait un album d’un groupe appelé Almanac Singers, dont Woodie avait fait partie. Et il l’avait écouté aussi.

La musique des Almanac Singers paraissait pleine d’espoir. Celle d’Arlo était triste. On pouvait interpréter la chose dans les deux sens.

Pierre avait lu que la plupart des malades atteints de la chorée de Huntington finissaient leurs jours à l’hôpital. La durée de séjour moyenne avant la mort était de sept ans.

Dehors, le vent soufflait en rafales. Une branche d’arbre ne cessait de racler la fenêtre. Son extrémité fourchue ressemblait à des doigts de squelette qui se courbaient pour lui faire signe de venir.

Il n’avait pas envie de mourir. Mais il n’avait pas non plus envie de connaître des années de souffrance.

Il songea à son père, le vrai, Henry Spade, qui se débattait dans son lit tandis que toutes ses facultés l’abandonnaient peu à peu.

Son regard se posa sur son bureau, un panneau de stratifié blanc qu’il avait acheté dans une grande surface. Il y avait dessus son exemplaire des Misérables dont il venait d’achever la lecture pour son cours de littérature française. Jean Valjean avait volé une miche de pain et, quoi qu’il fasse, il ne pouvait revenir sur cet acte, qui le stigmatisait jusqu’à la fin de ses jours. L’existence de Pierre était marquée, elle aussi, mais il ne possédait aucun moyen de savoir ce qui figurait dans son dossier. Et, s’il était un bagnard comme Jean Valjean, il avait, lui aussi, son Javert, qui le poursuivrait implacablement jusqu’à ce qu’il le rattrape.

Dans le roman, le destin s’était chargé de remettre les choses en ordre et l’inspecteur Javert s’était finalement révélé incapable d’échapper à son privilège de naissance. Incapable de changer ce qu’il était, il avait opté pour la seule issue possible : plonger dans les eaux glacées de la Seine.

La seule issue possible.

Pierre se leva, traîna des pieds jusqu’à son bureau, alluma une lampe d’architecte au bras articulé d’une blancheur de squelette et trouva la carte de visite de Laviolette avec son numéro personnel écrit à la main. Il fixa longuement la carte, lisant et relisant les chiffres.

La seule issue…

Il regagna son lit, s’assit au bord du matelas et écouta de nouveau le vent. Sans même regarder ce qu’il était en train de faire, il commença à faire aller et venir le tranchant de la carte sur son poignet gauche, sans s’arrêter, comme si c’était une lame de rasoir.

4

À dix-huit ans, Molly Bond était étudiante en psychologie à l’université du Minnesota. Elle y avait une chambre, bien que sa famille habitât Minneapolis. Même à cette époque, déjà, elle ne pouvait supporter de vivre sous le même toit que ses parents. Sa mère la désapprouvait sans cesse, et sa sœur, Jessica, était incroyablement superficielle. Mais il y avait surtout le nouveau mari de sa mère, Paul, qui avait envers elle des pensées pas tout à fait paternelles.

Elle était tout de même obligée de retourner à la maison lors de certains événements familiaux, comme c’était le cas aujourd’hui.

— Bon anniversaire, Paul, dit-elle en se penchant pour embrasser son beau-père sur la joue. Je t’adore.

Il faut que je lui dise la même chose.

— Je t’adore moi aussi, ma chérie.

Molly fit un pas en arrière, en essayant de réprimer un soupir. Ce n’était pas une soirée très marrante, mais ils feraient sûrement mieux l’an prochain. Paul avait quarante-neuf ans aujourd’hui. Ses cinquante ans, ils essaieraient de les fêter un peu plus dignement.

S’il était toujours là, bien sûr. Ce que Molly s’attendait à capter, en se penchant vers Paul pour l’embrasser, c’était un : Je t’adore moi aussi spontané, dépourvu de tout calcul et de toute préméditation. Mais, au lieu de cela, il avait pensé : Il faut que je lui dise la même chose, et les mots qu’il avait réellement prononcés sonnaient faux, fabriqués et plats.