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Ils accouchent de nous, au fil des ans. Pas moyen de les fuir, de se séparer d’eux. Je me rappelle, au lycée, garnement comme point d’autres, j’étais ! La vérolerie de la classe, toujours prêt à allumer la mèche ! La hantise des profs ! Meneur et déclencheur de cataclysmes. Contestataire d’avant la lettre. Semeur de merde ! Géniteur de mouvements. Habile, ça oui, je m’en flatte bassement. Technicien du grabuge ! Manœuvrier diabolique, sachant distribuer les rôles ! Avec, par-dessus tout ça, une couche de grande candeur. Un rayonnement bien radieux, dégoulinant d’innocence frelatée. Brillant mauvais sujet, pomme en math, mais ardent en français.

Au début, on ne savait pas très bien où me situer : charogne délinquante, ou bien faible inconscient ? Ils se tâtaient, mes maîtres. Se posaient des questions. Avec certains, j’étais un ange éperdu de bien faire. Avec d’autres, la vraie salope. Ils confrontaient mes turpitudes et mes qualités, soupesaient mes actes, quoi ! Pendant des années j’ai maintenu l’équilibre.

J’avais des défenseurs et je m’en servais. Et puis un jour, en classe de français, une connerie m’a échappé, me rappelle plus laquelle. Mon prof, pourtant, je l’adorais à la dévotion, mais le tempérament, ça ne se jugule pas.

Je le revois, Clément, avec ses grosses lunettes d’écaille noire, ses cheveux bruns, très lissés, son air sérieux. Il s’est arrêté de causer pour me regarder. J’ai senti sa surprise, sa déception. Il m’a fait signe d’approcher de sa chaire. J’y suis allé d’un pas mou.

— Je viens de comprendre une chose, m’a-t-il chuchoté à l’oreille, c’est que vous êtes un fumiste !

Simplement. Un nouveau signe pour me congédier. Croyez-moi, les mecs, c’est un grand malheureux qui s’est affalé sur son banc. Un gars, vidé, ruiné, perdu, démasqué. L’auréole s’est éteinte. Je me suis senti seul, rejeté par moi-même, fini. Ce jour-là, on m’a diagnostiqué mon mal pour toujours. Je suis un fumiste. J’acharne à faire illusion, je mobilise tout mon savoir. J’exécute les pirouettes savantes pour détromper. J’y parviens. On me croit quelqu’un de-ci, de-là. On me gratule. Les coups de bitos pleuvent. Les salamalecs à n’en plus finir. « Et bonjour, môs-sieur San-Antonio, que vous êtes joli, que vous me semblez beau ! » Y me baiseraient les burnes, certains, si je leur en faisais part. Et moi j’ai envie de les relever, magnanime, façon Charles VII retapissé par Jeanne of Arc. Envie de leur dire « Vous fatiguez pas, mes drôles, calmez-vous la frénésie. Rangez vos dévotions dans votre pot à vaseline, j’sus qu’un fumiste, un charlatan, un piège à cons, un gobe-mouche-à-merde ! J’ai joué à vous chambrer. Toujours, je sens l’œil à Clément posé sur moi. Un œil empli d’une brusque vérité. Un œil qui vient de découvrir. Un œil qui a vu des révélations. Et j’entends sa voix aussi. Il avait l’accent du Midi, léger. Une vraie hantise calamiteuse. « Je viens de comprendre une chose, c’est que vous êtes un fumiste. » Des années durant j’ai essayé d’ergoter avec ma conscience. De plaider non coupable. Un jour, passant par Marseille, j’ai cherché mon ancien prof dans l’annuaire et l’y ai découvert. Le cœur battant, comme lorsque je m’approchais de sa table, j’ai composé le numéro. Une voix de femme m’a répondu. Sa femme. « M’sieur Clément ? Mais qui le demande ? Il est mort, monsieur ! Le mois dernier. »

Merde ! Vertige ! Dégringolade. J’aurais tellement voulu lui expliquer pour tenter d’y voir clair en moi-même… À nous deux on aurait essayé de comprendre. Trop tard, j’étais marron. Fumiste pour toujours… Bon, je déconne déjà. Un vrai lavement, votre San-A.

— En quoi sommes-nous concernés par cette affaire Von Chichmann, monsieur le directeur ? J’ai demandé au bout du compte.

— En ceci, mon cher ami, a rétorqué le Vieux : je ne veux pas qu’il arrive quoi que ce soit de fâcheux à ce pseudo-criminel de guerre ! Compris ?

C’est tombé façon couvercle de sous-marin avant la plongée. Blouinggg ! Proféré de telle sorte qu’il n’y avait aucune question à poser. Mais alors aucune !

— Voici l’identité des deux agents israéliens qui ont reçu ce message, a repris Pépère. Ils ont immédiatement retenu des places en first sur le vol de demain pour Israël. J’ai pris deux autres places pour vous, messieurs. J’entends que vous suiviez les deux hommes et ne perdiez pas le moindre de leurs faits et gestes. Vous devenez leurs ombres, comprenez-vous ! Essayez de savoir ce que le grand conseil dont il est question dans le message va décider à propos de Von Chichmann. Ensuite, par tous les moyens, je dis bien : par tous les moyens, empêchez que l’on nuise à cet ancien nazi. C’est tout, messieurs. Mes vœux les plus ardents vous accompagnent. De l’énergie, beaucoup d’énergie, et surtout agissez tout en finesse, messieurs !

Le rabbin Bérurheim a un râle effroyable, signe que ses végétations le turbulent. D’un coup de latte dans les tibias je tente de le rendre silencieux, mais on n’a jamais fait stopper une locomotive en shootant dans ses bielles. Le Gravos renchérit du tarin et de la gorge. C’est la violente débâcle de ses muqueuses.

Lui excepté, tout le monde est parfait à bord. Au premier rang, nos deux clients lisent des magazines américains. L’hôtesse vaque à ses aimables occupations et le reste des passagers somnole à l’unisson. Si l’on ne s’entendait pas voler, on entendrait voler une mouche.

La voix du commandant de bord retentit brusquement dans l’amplificateur :

— Votre attention, s’il vous plaît, les passagers situés à gauche de l’appareil peuvent apercevoir la côte libanaise sans majoration de prix. Merci.

Les gauchers s’écrasent d’un commun accord le pif sur la vitre de leur hublot et regardent dans une brume bleutée une langue de terre brune et ocre, tout en bas.

Satisfaits, ils reprennent des poses alanguies. Une douce torpeur règne dans l’avion. On se sent confortable. Je me tâte pour savoir si je vais fumer un Davidoff. Je décide qu’oui. C’est au moment (voluptueux) de l’allumer que l’événement se produit. L’hôtesse préposée à la classe touriste débouche dans la partie des premières après s’être quelque peu battue avec le rideau de séparation. Ce phénomène provient du fait qu’elle se déplace à reculons. Sur le coup, je crois qu’elle trimbale un petit chariot de cigarettes et je la regarde d’un œil d’autant plus évasif qu’elle est vachement locdue. Un vrai boudin capable de faire dégobiller un singe. Seulement où je réagis, mes gamins, c’est quand j’aperçois le canon d’un revolver braqué sur le plexus de la donzelle. Et, comme un malheur ne vient jamais seul, le pétard en question est pourvu d’un index sombre délicatement posé sur la détente. Il prolonge une main, laquelle termine un bras, qui est rattaché au tronc d’un grand type basané dont le regard flamboie.

« Allons donc, me dis-je en aparté, cela existe donc, ces choses-là ! »

J’sais pas si vous êtes comme moi, et d’ailleurs je m’en fous prodigieusement, mais j’ai toujours tendance à considérer les faits divers comme des abstractions. L’homme est salingue à force d’égoïsme, avouez ! Un tremblement de terre, un naufrage, un déraillement, appartiennent pour moi au domaine de la fiction. On y croit sans y croire. Ça se situe dans une autre dimension : celle de votre absence. Car pour tout homme, l’univers se divise en deux parties extrêmement distinctes. Il y a le monde avec lui et le monde sans lui. Selon que vous soyez présent ou absent les choses « existent » ou font « semblant d’exister ».