— Général, ça n’est pas la peine, vous êtes trop aimable, mais…
— Il n’y a pas de « mais », rétorque Gânash d’une voix métallique que son sourire aimable ne parvient pas à rendre moins cruelle. L’Iraq se doit de participer à la lutte entreprise contre l’immonde impérialisme juif. Notre agent secret sera pour vous d’une aide précieuse et il ne vous quittera pas d’une babouche avant l’accomplissement de votre travail.
Rien à faire pour le dissuader. Bast, comme on dit si joliment dans les livres : nous verrons bien.
Pomponnés, calamistrés, loqués de costumes made in Russia d’une coupe parfaite (les pantalons sont un peu larges du bas, pendants du fond et gondolés de la braguette ; la veste n’a pas d’épaules, les manches arrivent au ras de nos ongles et la doublure des poches dépasse le veston de vingt centimètres, mais l’ensemble n’en est pas moins très réussi, nous ressemblons à des gravures de mode (démodée). Le lieutenant-capitaine Debônvâhl nous considère avec satisfaction, comme un peintre admire sa toile avant de l’assigner.
— Magnifique ! assure-t-il. Vous êtes beaux comme ces messieurs du corps diplomatique albanais. Désirez-vous visiter la ville en attendant l’heure de l’avion ?
— Nous préférerions aller prendre congé du parent de mon ami, dis-je. Bagdad by jour, ce sera pour ensuite, s’il nous reste du temps.
— Vos vizirs sont en désordre ! répond notre mentor.
— J’ai une bonne nouvelle pour toi, dis-je au mastar, on va dire au revoir à ton gentil cousin.
Illico, les mains de Bérurier-Paname se déguisent en poings susceptibles de provoquer des exclamations, voire une suspension et, qui sait ? un point final.
— Mon rêve, murmure l’Angoissant.
C’est la mini-épouse de l’immonde Bérurier-Bagdoche qui délourde. Ah, la gentille petite mômasse ! Malgré ses deux yeux au beurre noir, sa bouche éclatée et sa pommette tuméfiée, elle se débrouille pour rester ravissante.
— Demandez-lui ce qui lui est arrivé, enjoins-je au lieutenant-capitaine de corvée qui nous escorte.
Bref dialogue entre les deux Irakiens.
— Son époux l’a corrigée, m’annonce gentiment le sous-officier supérieur, d’un ton paisible.
Bérurier opine.
— J’enregistre, dit-il. V’là qu’est noté sur mon ardoise personnelle dont mentalement j’écris dessus. Un Bérurier brasseur et tabasseur de fillette, ça va se facturer en suce du reste !
La gentille éclopée nous introduit (à charge de revanche, merci) dans l’appartement où notre bas délateur est en train de déjeuner de mouton puant arrosé de yaourt aigre. En voyant entrer le cortège, le judas de la lignée exportée des Bérurier devient plus blanchâtre que son lait caillé, car il saute aux yeux que nous sommes au mieux avec le militaire. Et puis, notre mise pimpante en dit long sur notre entrée en grâce. Il bafouille, essaie un sourire qui n’arrive pas à se concrétiser et hoche la tête pour un salut misérable.
Vous verriez mon Béru à moi, les gars, vous en seriez impressionnés. Cette dignité ! Cet hermétisme ! Silencieux comme l’ombre d’un nuage sur une pelouse, le Dodu. Calme. Grave !
D’un geste souple il désigne un amoncellement de coussins.
— Installez-vous là, mon yeutenant ! invite-t-il, vous verrez mieux.
Et comme le militaire obéit au geste, mon compagnon rectifie.
— Enlevez vos lunettes noires, mon yeutenant. Dis-y qui les enlève, San-A, biscotte ça va être en couleurs !
Un silence glacial succède. L’officier et moi-même avons pris place commodément. La petite femme du gros vilain s’est rapprochée de moi et je lui caresse les hanches d’une main nostalgique. J’vais pas jouer à Lolita, mais réellement, elle m’emballe, cette petite maquette de bonne femme. Toute forcée, toute souillée qu’elle soit par l’autre affreux, je voudrais pouvoir l’emmener avec moi. La prendre en main pour essayer de m’en faire une vraie nana, un jour… L’emmouscaillerie, dans le mariage, c’est qu’on connaît sa femme trop tard ; toujours trop tard. Faudrait se marida enfant, comme les rois de jadis. Se préparer mutuellement à la grande aventure. Alors là, oui, p’t’être que ç’aurait des chances de réussir.
Fascinés par la séance qui démarre, nous ne perdons pas Alexandre-Benoît du regard. Comme il est beau, Béru-France, en justicier. Il donne le frisson ! Sa lenteur est royale. Il nous venge en grandes pompes. Il serait promu roi de France, son visage ne refléterait pas une plus grande sérénité à l’heure rémoise.
Il a les représailles majestueuses ! La rancune sublime ! Du laurier lumineux le surplombe. La noblesse de sa colère l’éclaire du dedans. Parallèlement, son vis-à-vis continue de se décomposer, de s’ensuifer, de s’ensoufrer, de suinter, de mollir et ramollir. Il se cerne et se creuse. Se voûte, s’anémie, rachitise.
Et toujours ce silence tendu, vibrant, qui finit par devenir un bruit cérébral. Un fracas intemporel.
O Béru, mon ami, toi qui tonnes si souvent, pour un oui et pour un non ; pour une ouïe et pour une nonne, combien ton mutisme est plus terrifiant que ta tempête !
Un peu de yaourt coule aux commissures d’Akel-Brâkmâr Bérurier. Ça le fait ressembler à un gros bébé frappé par la jaunisse des nourrissons.
Au bout d’une poignée d’éternelles minutes, la voix de Béru s’élève, musicale. Elle pouvait rompre le charme : elle ne fait que le rehausser, il a opéré sa jonction silence-parole, Béru. Sa position s’affirme. Le succès est un somnambule qu’il faut se garder de réveiller, aussi retenons-nous notre souffle.
— Cousin, fait Bérurier, j’ai pas arrivé à mon âge sans m’avoir roulé dans la merde et la dégueulanche universelle. Je fais un métier où qu’on marche plus sur du fumier que sur de la moquette. Les salauds, je les pratique, crois-moi, j’sus en quelque short quai des Orfèvres en la matière. Brèfle, je croyais avoir tout vu dans la mocherie. Ben non, cousin : y m’restait toi ! T’es le furoncle de la famille, cousin, tu me purules sur les burniches. Écoute, mon gars ; on vient de tirer deux jours de mitard et ça aide à la réflexion. J’ai beaucoup songé sur ton cas. Ça me revenait comme un goût de radis, ta vacherie ignoble. Je la ruminais comme de la bile. Je me mettais la comprenette en pas de vis. Je me disais : comment se peut-ce qu’un Bérurier textuel, original de Saint-Locdu-le-Vieux par son père qu’était germain du mien ; comment se peut-ce qu’il se comporte de manière si peu catholique ? Et, dans les pénombres humides, la réponse m’est tombée sur la coloquinte : Ça vient de ce que t’es pas catholique, cousin, justement.
Le Précieux toussote dans son creux de poing, essuie les résultats à ses basques et enchaîne :
— Qu’un Arbi soye musulman, un Israélite juif et un empafé de rosbif anglichecan, je dis banco ! Faut qu’en ait pour tous les goûts. Mais qu’un Bérurier qu’a eu des chanoines dans ses aïeuls et dont toute la lignée a été baptisée depuis vers-cinq-jais-tôt-risque se permisse de se convaincre à la musulmanerie sous prétesque que sa vioque est ratone, alors pour le coup j’insurge. À cause de tes coraneries, cousin, t’as jamais picolé une larmette de vin : de là te vient tout le néfaste. Comment un homme peut-il se tanguer d’être un homme quand il ignore le picrate ? J’entends un homme qu’a encore dans son sang le produit de nos vignes ? Pas possible, cousin… Pas possible. Ou alors faut pas venir me bonnir que la Terre est ronde !
Bérurier-France re-tousse comme précédemment. Sa mine reste figée, son œil calme, sa voix est toujours basse et veloutée lorsqu’il repart :
— Ma décision, la voilà, et elle est tirée-médiable : tu vas te faire baptiser. Je quitterai pas ce bled à la noix au paravent, t’entends, cousin ? J’ai un devoir à accomplir au nom de la famille. Seulement, je me gaffe qu’a pas de cureton à Baguenaude ! Va donc falloir que je retrousse mes manches et que j’te baptise moi-même. Mais y’a un hic. Je me rappelle notre vieux curé, le père Cugnais, au catéchisme, il nous enseignait qu’un simple particulier pouvait administrer le baptême à condition que le gus à baptiser soye t’en danger de mort. Tu m’understande véry well, cousin ? Conclusion, pour pouvoir te baptiser, faut que je te mette en danger de mort ! Alors, allons-y.