Nonobstant cet incident, les différentes opérations de transbordement s’opèrent sans histoire. On se paie tout d’abord une grande virouze sur le Chris-craft à Fouad. Ensuite c’est le rafiot annoncé. Un vieux chalutier qui ne chalute plus depuis lulure. Son seul maitraboraprédieu, le commandant Tahundsépolos, est une aimable fripouille plus ridée que la peau des mecs d’Houille (des très vieux, je cause). Il lui reste juste deux dents sur le devant de la clapoteuse pour faire tenir son brûle-gueule d’aplomb. Il a le nez posé sur le menton, une casquette de traviole et des galons décousus qui pendent de ses manches comme de la frange à rideau.
— Installez-vous sur le gaillard d’avant, il nous recommande, parce que sur le gaillard d’arrière j’ai des espions russes à destination de la Turquie où je dois les débarquer en allant chercher une cargaison de haschisch. Ne montez pas non plus sur l’entrepont, y’a des agents de l’intelligence Service pour la Syrie.
Fort brave homme, ce chypriote (il se prénomme Chyprien) est doté d’une philosophie à toute épreuve, comme dit toujours mon ami Joël qui est photographe. Nous naviguons plusieurs heures, et même un peu plus, avant d’atteindre les zoos territoriales israéliennes. La nuit est tombée sans bruit. La mer brille au clair de lune comme dans une comédie musicale hollywoodienne. Nous somnolons sur la partie de pont qui nous est affectée. Moi j’en écrase que d’un œil car je continue de loucher sur la belle Irakienne. Elle ne moufté toujours pas et paraît aussi lointaine que l’étoile polaire.
Sur les choses de neuf heures, le commandant Tahundsépolos radine, coltinant sur son dos une espèce de grand tapis de caoutchouc qu’il jette à nos pieds. Ça fait un bruit d’éléphant éventré.
— On va bientôt arriver dans votre zone de largage, annonce-t-il, à vous de jouer.
Réveillé en sursaut, Béru considère la chose flasque gisant à ses panards.
— Quècékça ? demande-t-il en grec ancien.
— Votre canot pneumatique.
— Et l’air ? s’inquiète Béru.
Le commandant arrache le tuyau de son brûle-sale-gueule d’entre ses deux chicots.
— C’est pas ce qui manque, ricane-t-il en décrivant un geste large. Prenez celui qui se trouve autour de vous pour le foutre là-dedans.
— V’s’avez pas de pompe ? grommelle le Grumeux.
— Je regrette, j’ai oublié mon vélo devant le bistrot du port. Va falloir que vous gonfliez votre canot à la bouche.
Soupir (gaspillé) de Béru.
— V’s’ arrêtez pas le progrès, fait-il. Reusement que j’ai une cage tauromachique de vingt-deux litres.
Courageusement, le Vigoureux dévisse le bouchon de la valve et se met à insuffler dans l’enveloppe de caoutchouc du résidu de poumons.
Ses efforts portent leurs fruits (selon l’expression d’une marchande des quatre-saisons) et bientôt, le tas gris s’anime, s’enfle, prend forme. Au fur et même à mesure qu’elle se gonfle, l’embarcation révèle des lettres, un peu comme ce tatouage sur le membre viril d’un zouave, qui clamait, lorsque l’intéressé était en posture flatteuse : « Et des comme ça, vous en avez déjà vu, chère madame ? » On lit sur les flancs du canot : Ambroise Chmoldu et ses fils. Lausanne-VD. C’est écrit en demi-cercle avec un drapeau suisse en dessous.
Après bien des efforts, le Gros amène notre futur moyen de locomotion à sa pression idéale.
Il palpe le canot, comme il le ferait des cuisses d’une maraîchère occupée à cueillir des salades.
— Tu crois qu’on pourra atteindre la côte avec c’t’outil ? bougonne-t-il. J’aime pas tant tellement voyager à bord d’un préservatif, moi, t’sais.
— Allons, allons, Béru ! le morigéné-je. Tu oublies que notre bon ami Bombard a traversé l’Atlantique sur un radeau pneumatique et que Papillon a parcouru des milles et des cents avec un sac de noix de coco en guise de gilet de sauvetage. Dans notre cas, la terre n’est qu’à quelques encablures.
Son humeur ne s’arrange pas pour autant et c’est un monsieur fort grincheux qui prend congé de Chyprien.
La mise à flot s’opère sans dommage, vu le calme olympien de la mer. Nous disposons d’une paire de rames, vous vous en doutez bien. Soucieux de ménager les ressources physiques de mon compère après son numéro de gonflage, je m’y colle d’office.
Sur le pont, les espions russes nous adressent des signes d’amitié, de même que les Anglais. Car, voyez-vous mes bons et crédules amis, les dessous de l’espionnage ne sont pas plus secrets que ceux d’une putasse. La fameuse guerre des Services de renseignements se déroule la plupart du temps autour d’une piste de 421, devant le rade d’acajou d’un Hilton. Les agents secrets sont comme des joueurs de football internationaux : interchangeables, à vendre au plus offrant, copains comme cochons. Ce sont des philatélistes qui échangent des renseignements au lieu de timbres. Et ces renseignements, la plupart du temps, sont en vente libre dans tous les Prisunic, seulement les États-Majors font semblant de l’ignorer. Le jour où le gogo de public se farcira bien la rotonde de cette vérité première : que tout est infiniment simple ! Ce jour-là, ladies and gentlemen, les idoles tomberont.
Je rame…
Le flot berceur, la houle, un courant malin autant que marin nous emportent vers la terre du peuplélu. Il fait doux. Des étoiles judaïques scintillent dans un ciel de rois mages. L’exercice me fait du bien. Tout en m’activant sur un rythme efficace, je gamberge à notre mission. Jusqu’alors, les dangers encourus me la dissimulaient un chouille. Tout à fait entre nous et le S.M.I.C., je commence à la trouver foireuse.
Nous devions suivre deux agents afin de connaître la nature précise de la mission dont ils sont chargés à propos d’un dénommé Von Chichmann. Or, les deux hommes sont morts. Unique lien, combien fragile, qui nous rattache plus ou moins à l’affaire : le bracelet-montre d’Horry Zonthal. Un rembour évasif dans un kibboutz.
Qu’est-ce que cela donnera ? Je vous supplie de ne pas me le demander ! Car, treize au net ment, je n’en sais foutre rien. Mais enfin, pour bien exercer mon métier de chien, l’essentiel est de toujours avancer et de garder son moral intact dans du formol.
— Acré ! Acré ! beugle tout à coup Bérurier, branle-moi le con bas, mec ! V’là les visiteurs du soir !
Je me retourne, car vous avez sur la navigation à rames des connaissances suffisamment étendues pour ne pas ignorer qu’un rameur tourne le dos au sens de la marche, si bien qu’en barque, la notion de progression est basée sur une évaluation d’éloignement et non sur une évaluation d’approche.
J’avise une impétueuse lumière dansante en train de cabrioler sur la mer dans notre direction. Le vent du large nous empêche d’entendre le ronron du moteur puisqu’il est précisément « du large ». Pas de doute : il s’agit d’une vedette de la police ou des douanes. Guère fameux de toute manière ! Vous parlez d’un manque de bol !
Certes, nous avons sur nous de faux passeports suisses remis par le copain Fouad à Beyrouth, mais comment expliquer notre présence à cette heure dans les eaux territoriales israéliennes ?
Je m’en ouvre à la sagesse béruréenne.
— Inquiète-toi pas, dit le Mastar. Je te vas leur dégauchir un prétesque que tu m’en donneras des nouvelles.
Vous dire que je ne ressens pas une légère appréhension après cette rassurante promesse de mon ami serait faux, pourtant je me dis que le gars Béru est un garçon auquel on peut faire confiance lorsqu’il s’agit d’exprimer la candeur et l’innocence. Peut-être saura-t-il nous tirer de la mouscaille.