C’était un jeu auquel elle tenait et Fisher connaissait son rôle. « Je t’ai séduite ? C’est toi qui as insisté. Tu ne voulais pas que cela se passe autrement.
— Espèce de menteur. Tu m’as forcée à le faire. C’était du viol, un viol impur et compliqué. Et tu vas encore recommencer. Je le vois dans tes yeux pleins de luxure. »
Il y avait des mois qu’elle n’avait pas joué à ce jeu-là et Fisher savait que cela arrivait lorsqu’elle était professionnellement satisfaite d’elle-même. Après, il dit : « Ça avance bien ?
— Avancer ? On pourrait le dire comme ça. » Elle haletait. « J’ai une démonstration pour ton vieux Terrien pourrissant, Tanayama, que je vois demain. Il m’a implacablement harcelée pour l’avoir.
— C’est un type implacable.
— C’est un type stupide. Même dans un monde où on ne connaît pas bien les sciences, on pourrait savoir au moins comment ça marche. Si on vous donne un million de crédits universels le matin, on ne s’attend pas à obtenir quelque chose de précis le soir même. Sais-tu ce qu’il m’a dit quand je lui ai déclaré que j’aurais peut-être quelque chose à lui montrer ?
— Non, tu ne me l’as pas raconté. Qu’a-t-il dit ?
— On pouvait imaginer qu’il s’exclamerait : C’est stupéfiant qu’en trois ans seulement vous ayez élaboré quelque chose d’aussi étonnant et d’aussi nouveau. Nous vous en sommes infiniment reconnaissants. Voilà ce qu’on aurait attendu.
— Ma foi, je ne vois pas Tanayama disant une chose pareille. Qu’a-t-il réellement dit ?
— ‘‘Au bout de trois ans, on était en droit d’espérer que vous finiriez par trouver quelque chose. Combien pensez-vous qu’il me reste de temps à vivre ? Croyez-vous que je vous ai soutenue, que je vous ai payée, que je vous ai fourni une armée d’assistants et de techniciens pour que vous fabriquiez quelque chose après ma mort et que je ne puisse pas le voir ?’’ Voilà ce qu’il a dit, et je t’assure que j’aimerais bien reporter la démonstration au lendemain de sa mort, mais le travail passe avant ma propre satisfaction.
— As-tu vraiment quelque chose qui puisse le satisfaire ?
— Juste la propulsion supraluminique. La vraie, non cette ineptie d’hyper-assistance. Maintenant, nous avons quelque chose qui va nous ouvrir les portes de l’univers. »
38
Le site où l’équipe travaillait à ébranler l’univers avait été préparé pour Tessa Wendel avant son arrivée sur Terre, avant même qu’elle sache qu’on voulait la recruter. C’était, en pleine montagne, une cité totalement interdite à la population grouillante de la Terre.
Tanayama était là, assis dans un fauteuil monitorisé. Seuls ses yeux, derrière leurs paupières plissées, semblaient vivants — alertes, regardant ici et là.
Ce n’était pas le plus grand personnage du gouvernement de la Terre mais c’était lui qui, en coulisse, avait suscité ce projet, et tout le monde s’effaçait devant lui.
Seule Wendel ne semblait pas intimidée.
La voix de Tanayama n’était guère plus qu’un chuchotement rauque. « Que vais-je voir, docteur ? Un vaisseau spatial ?
— Pas un vaisseau, monsieur le directeur. Il faudra encore des années pour cela. Ce que j’ai à vous montrer est aussi passionnant. Vous allez voir la première démonstration publique d’un vrai vol supraluminique, quelque chose qui dépasse infiniment l’hyper-assistance. »
Tanayama toussa douloureusement et dut garder le silence pour reprendre sa respiration. Ses yeux, torves et durs, étaient fixés sur elle. « C’est vous la responsable. C’est votre projet. Expliquez-moi.
— Ce que vous allez voir, ce sont deux conteneurs cubiques en verre. Où on a fait le vide absolu.
— Pourquoi le vide ?
— Le vol supraluminique ne peut être amorcé que dans le vide. Autrement, l’objet à déplacer entraîne la matière avec lui, augmentant les dépenses d’énergie et rendant le contrôle très difficile. Il doit aussi se terminer dans le vide, sous peine de catastrophe, parce que …
— Laissez tomber le ‘‘parce que’’. Si votre vol supraluminique doit commencer et finir dans le vide, comment allons-nous nous en servir ?
— Il faut, d’abord, se déplacer dans l’espace en vol ordinaire, puis pénétrer dans l’hyper-espace et y rester. Quand on arrive à destination, on ressort dans l’espace et on termine en vol ordinaire.
— Cela prend du temps.
— Même le vol supraluminique n’est pas instantané, mais si on peut aller du système solaire à une étoile qui est à quarante années-lumière en quarante jours et non en quarante ans, ce serait vraiment ingrat de votre part de rouspéter.
— Bon. Vous avez ces deux conteneurs cubiques en verre. Et après ?
— Vous voyez leurs projections holographiques. En réalité, ils sont à trois mille kilomètres l’un de l’autre, dans des sites montagneux. Si la lumière pouvait voyager de l’un à l’autre à travers un vide parfait, elle mettrait 1/1000me de seconde à faire le trajet. Nous n’allons pas nous servir de la lumière, bien sûr. Suspendu au milieu du cube de gauche, maintenu dans l’espace par un puissant champ magnétique, il y a une petite sphère qui est en réalité un minuscule moteur hyper-atomique. Vous la voyez, monsieur le directeur ?
— Je vois qu’il y a quelque chose. C’est tout ce que vous avez ?
— Regardez attentivement et vous allez la voir disparaître. Le compte à rebours est commencé. »
Une voix chuchota dans l’oreille des spectateurs et, à zéro, la sphère disparut de l’un des cubes et apparut dans l’autre.
« Le minuteur montre que le temps écoulé entre le départ et l’arrivée est un peu supérieur à dix microsecondes, ce qui signifie que le trajet s’est effectué à presque cent fois la vitesse de la lumière. »
Tanayama leva les yeux. « Une petite balle. Une balle de ping-pong voyageant sur quelques milliers de kilomètres. C’est tout ce que vous avez, au bout de trois ans ?
— C’est plus que ce qu’on était en droit d’espérer, monsieur le directeur. C’est un vrai vol supraluminique, tout autant que si nous avions envoyé un vaisseau spatial d’ici à Arcturus à cent fois la vitesse de la lumière.
— C’est le vaisseau spatial que je veux voir.
— Pour cela, il faudra attendre.
— Je n’ai pas le temps. Je n’ai pas le temps », répliqua Tanayama d’une voix qui n’était plus qu’un chuchotement rauque. Il fut de nouveau secoué par une quinte de toux.
Et Wendel dit d’une voix basse, que peut-être Tanayama fut le seul à entendre : « Même votre volonté ne peut pas ébranler l’univers. »
39
A Hyper City, les trois jours consacrés à la démonstration publique s’étaient laborieusement écoulés et maintenant les intrus étaient partis.
« Il va nous falloir deux ou trois jours de plus pour nous remettre, dit Tessa Wendel à Crile Fisher, avant de reprendre vraiment le travail. Quel ignoble vieillard. »
Fisher n’eut pas de mal à deviner qu’elle parlait de Tanayama. « C’est un vieil homme malade.
— Je suis tout à fait sûre que ce misérable débris était aussi irrationnel et déraisonnable autrefois, lorsqu’il n’était ni malade ni vieux. Il est directeur depuis combien de temps ?
— Il fait partie du mobilier. Depuis plus de trente ans. Et avant cela, il a été directeur adjoint presque aussi longtemps, assumant le véritable pouvoir derrière une succession de trois ou quatre directeurs qui n’étaient que des hommes de paille. Si vieux et si malade soit-il, il restera directeur jusqu’à sa mort — et peut-être même trois jours de plus, trois jours où l’on attendra pour voir s’il ne se relève pas d’entre les morts.