— J’ai l’impression que tu trouves cela drôle.
— Non, mais je suis ébahi par cet homme qui, sans avoir ouvertement le pouvoir, sans même être connu du public, a soumis tous les membres du gouvernement à la peur et à la sujétion pendant près d’un demi-siècle, simplement parce qu’il connaissait leurs secrets honteux et n’aurait pas hésité à s’en servir.
— Et ils le supportent ?
— Oh, oui. Personne au gouvernement n’est prêt à sacrifier sa carrière pour abattre Tanayama.
— Même maintenant que son emprise sur les choses va devenir plus faible ?
— Elle ne se relâchera qu’avec la mort, mais jusque-là, la force de sa volonté ne s’affaiblira pas. Ce sera la dernière chose qui cédera, peut-être seulement après que son cœur se sera arrêté.
— Qu’est-ce qui peut pousser les gens à faire cela ? demanda Wendel avec dégoût. N’ont-ils aucun désir de lâcher le pouvoir assez tôt pour mourir en paix ?
— Pas Tanayama. Jamais. Les gens sont poussés par différentes motivations. Chez lui, c’est la haine.
— Cela ne m’étonne pas. Cela se voit. Quelqu’un d’aussi odieux ne peut manquer de haïr. Mais qu’est-ce qu’il déteste ainsi ?
— Les colonies.
— Ah, vraiment ?
— Je ne parle pas d’aversion, Tessa, ou de dégoût, ou de mépris. Je parle de haine aveugle. Presque tous les Terriens détestent les colonies. Elles sont peu peuplées, confortables, embourgeoisées ; la vie y est paisible. On y jouit d’une nourriture abondante et de nombreux loisirs ; il n’y a ni intempéries ni pauvres. Des robots font tout marcher en coulisse. C’est naturel que des gens qui se considèrent comme déshérités détestent ceux qui paraissent comblés. Mais chez Tanayama, c’est de la haine brûlante et active. Je pense qu’il aimerait voir toutes les colonies détruites.
— Pourquoi, Crile ?
— Les gens des colonies se sélectionnent eux-mêmes. Ils choisissent des gens qui leur ressemblent. Sur chacune d’elles, tout le monde partage la même culture et jusqu’à la même apparence physique. Au contraire, la Terre est, et a été durant toute son histoire, un mélange incontrôlé de cultures qui s’enrichissent l’une l’autre, rivalisent entre elles, se méfient les unes des autres. Beaucoup de Terriens — dont moi — considèrent qu’une telle variété est une source de force et sentent que l’homogénéité des colonies les affaiblit et, à la longue, raccourcira leur durée potentielle de vie.
— Eh bien, si les colonies ont quelque chose que vous considérez comme un handicap, à quoi bon les haïr ? Est-ce que Tanayama nous déteste parce que nous sommes, à la fois, meilleurs et pires que vous ? C’est absurde.
— Non. Qui se donnerait la peine de haïr au terme d’un raisonnement ? Tanayama a peut-être peur que les colonies réussissent trop bien et prouvent ainsi que l’homogénéité culturelle est une bonne chose. Ou peut-être pense-t-il que les colonies désirent détruire la Terre autant que lui désire détruire les colonies. Il est hors de lui parce que les Rotoriens sont partis sans nous avertir que l’Étoile voisine se dirigeait vers le système solaire.
— Ils ne l’ont peut-être pas su.
— Tanayama ne peut pas croire ça. Il pense forcément qu’ils le savaient et ont délibérément refusé de nous avertir, dans l’espoir que nous serions surpris et que la Terre, ou du moins la civilisation terrienne, serait détruite.
— Est-on sûr que l’Étoile voisine va s’approcher suffisamment pour nous nuire ?
— Non, mais c’est assez pour nourrir la haine de Tanayama. Il doit tenir au vol supraluminique pour découvrir, ailleurs, une planète semblable à la Terre. Alors, en supposant le pire, on pourrait y transférer la plus grande partie de la population terrienne … Tu admettras que c’est raisonnable.
— Oui Crile, mais c’est encore raisonnable s’il n’y a aucun danger. C’est normal que l’humanité désire essaimer dans l’espace. Nous avons créé les colonies spatiales et les étoiles sont l’étape suivante ; pour cela, il nous faut la propulsion supraluminique.
— Oui, mais la colonisation de la Galaxie, c’est pour les générations à venir. Tanayama veut retrouver Rotor et la punir d’avoir abandonné le système solaire sans égard pour le reste de la communauté humaine. Il veut vivre pour voir cela et c’est pourquoi il continue à te harceler, Tessa.
— Il peut me harceler tant qu’il veut, cela ne l’aidera pas. C’est un mourant.
— Je me demande. La médecine de notre temps peut accomplir des merveilles.
— Elle ne peut faire plus. J’ai questionné ses médecins.
— Et ils t’ont répondu ? Je croyais que la santé de Tanayama était un secret d’État.
— Pas pour moi, Crile, étant données les circonstances. Je suis allée les voir et je leur ai dit que je tenais beaucoup à construire un vaisseau capable d’emporter des êtres humains jusqu’aux étoiles, et que je voulais le faire avant la mort de Tanayama. Je leur ai demandé de me fixer un délai.
— Et ils t’ont dit ?
— Que j’avais un an. Au mieux. Ils m’ont suppliée de me hâter.
— Peux-tu le faire en un an ?
— En un an ? Bien sûr que non, Crile, et j’en suis heureuse. Je me réjouis de savoir que cet être venimeux ne vivra pas assez pour le voir. Pourquoi fais-tu la grimace, Crile ?
— C’est mesquin de ta part. C’est le Vieux, tout venimeux qu’il soit, qui t’a donné tout cela. Il a rendu Hyper City possible.
— Oui, mais pour réaliser son projet, pas le mien. Pas celui de la Terre ou de l’humanité. Et j’ai le droit d’avoir mes mesquineries. Je suis certaine que Tanayama n’a jamais eu pitié de ses ennemis. Et j’imagine qu’il n’a jamais attendu ni pitié ni miséricorde de personne. Il mépriserait probablement, comme une faiblesse, celui qui les lui offrirait. » Fisher avait l’air malheureux comme les pierres. « Combien de temps faudra-t-il, Tessa ?
— Qui peut le dire ? Même si tout se passait raisonnablement bien, je ne vois pas comment cela pourrait prendre moins de cinq ans, au mieux.
— Mais pourquoi ? Tu as déjà la propulsion supraluminique.
— Non, Crile. » Wendel se redressa. « Ne sois pas naïf. Tout ce que j’ai, c’est une démonstration de laboratoire. Je peux prendre un objet léger — une balle de ping-pong — et, avec un minuscule moteur hyper-atomique, compenser 90 % de sa masse et le déplacer supraluminiquement. Mais un vaisseau, avec des gens à bord, c’est une chose totalement différente. Il ne faudra pas commettre d’erreur. Avant l’ère des ordinateurs modernes et du type de simulations qu’ils rendent possibles, cinq ans auraient été un rêve irréalisable. Peut-être même cinquante ans. »
Crile Fisher secoua la tête et ne répondit rien.
Tessa Wendel le regarda pensivement et dit d’un air presque irrité « Qu’est-ce qui te prend ? Tu es si pressé que ça, toi aussi ? »
Fisher dit d’un ton apaisant : « Je suis sûr que tu es aussi impatiente que nous tous, mais moi, j’ai une envie folle d’un vaisseau hyper-spatial en état de fonctionner.
— Toi, plus que les autres ?
— Oui, beaucoup plus.
— Pourquoi ?
— J’aimerais bien aller jusqu’à l’Étoile voisine. »
Elle lui jeta un regard furieux. « Pourquoi ? Tu rêves de retrouver l’épouse que tu as abandonnée ? »
Fisher ne discutait jamais d’Eugenia avec Tessa Wendel et il n’avait pas l’intention de se laisser entraîner sur ce terrain maintenant. Il dit simplement : « J’ai une fille là-bas. Je pense que tu comprendras, Tessa. Tu as un fils. »