« Tu as raison, mon cher extorqueur de secrets, dit-elle enfin. J’ai commis une erreur en te considérant, à la légère, comme un amant et non comme un conseiller.
— Pourquoi les deux devraient-ils s’exclure ?
— Je sais très bien que tu as tes propres motivations.
— Qu’importe, même si c’est vrai, pourvu que les miennes me fassent courir dans la même direction que toi ? »
43
Une délégation des membres du Congrès finit par arriver, avec Igor Koropatsky, le nouveau Directeur du TBI. Il avait occupé des postes subalternes pendant des années et Tessa ne le connaissait pas.
C’était un homme silencieux, avec des cheveux gris, clairsemés, un nez plutôt gros, un double menton, l’air bien nourri et bon enfant. Il était sans aucun doute astucieux, mais manquait visiblement de l’énergie presque maladive de Tanayama. Cela se voyait à un kilomètre.
Des membres du Congrès l’accompagnaient, bien sûr, comme pour montrer que ce successeur était leur propriété et qu’ils le contrôlaient. Ils devaient espérer que cela durerait. Ils avaient reçu une longue et amère leçon avec Tanayama.
Personne ne parla de mettre fin au projet. Ils semblaient plutôt désireux que les choses s’accélèrent … si possible. Lorsque Wendel essaya, avec prudence, de souligner la possibilité que les colonies les gagnent de vitesse, ou du moins, les suivent de près, ils acceptèrent l’idée sans faire de difficultés puis abandonnèrent le sujet, comme une chose évidente.
Koropatsky, qui était leur porte-parole, dit : « Dr Wendel, je ne vous demanderai pas de me faire faire le tour d’Hyper City. Je suis déjà venu et j’aime mieux consacrer ce temps à la réorganisation du Bureau. Je n’ai pas l’intention de me montrer irrespectueux envers mon distingué prédécesseur, mais tout changement de direction d’un corps administratif important exige pas mal de réorganisation. De nature, je ne suis pas formaliste. Parlons donc librement et sans cérémonie ; j’aimerais poser quelques questions auxquelles, je l’espère, vous voudrez bien répondre de telle sorte qu’un homme qui ne possède que peu de connaissances scientifiques puisse comprendre. »
Wendel hocha la tête. « Je ferai de mon mieux, monsieur le directeur.
— Bien. Quand comptez-vous nous donner un vaisseau supraluminique opérationnel ?
— Vous savez certainement, monsieur le directeur, que c’est une question à laquelle je ne peux pas vraiment répondre. Nous sommes à la merci de difficultés et d’accidents imprévisibles.
— Supposons qu’il n’y ait qu’une quantité raisonnable de difficultés et d’accidents.
— Dans ce cas, puisque nous en avons terminé au niveau scientifique et qu’il ne nous reste plus que l’ingénierie, si la chance nous sourit, nous aurons peut-être un vaisseau dans trois ans.
— Autrement dit, nous serons prêts en 2236.
— Certainement pas plus tôt.
— Combien de personnes pourra-t-il emmener ?
— De cinq à sept, peut-être.
— Jusqu’où pourra-t-il aller ?
— Aussi loin que nous le désirerons, monsieur le directeur. C’est cela, l’intérêt de la vitesse supraluminique. Comme nous traversons l’hyperespace, où les lois ordinaires de la physique ne s’exercent plus, même la conservation de l’énergie, cela ne coûte pas plus de parcourir mille années-lumière qu’une. »
Le directeur s’agita, l’air mal à l’aise. « Je ne suis pas physicien, mais j’ai du mal à accepter l’idée d’un environnement sans contrainte. Tout y est vraiment possible ?
— Il y a des contraintes. Pour entrer et sortir de l’hyper-espace, il nous faut le vide et une intensité gravitationnelle inférieure à un certain chiffre. Nous découvrirons sûrement d’autres contraintes au cours des vols d’essai. Les résultats nécessiteront peut-être d’autres délais.
— Une fois que vous aurez le vaisseau, où effectuerez-vous le premier vol ?
— Il pourrait être prudent de limiter le premier voyage à l’orbite de Pluton, par exemple, mais on peut considérer cela comme une perte de temps. Une fois que nous aurons la technologie qui nous permettra de voyager d’une étoile à l’autre, la tentation d’en visiter une sera irrésistible.
— L’Etoile voisine, par exemple ?
— Ce serait logique. L’ex-directeur Tanayama voulait qu’on y aille, mais je dois faire remarquer qu’il y a d’autres étoiles beaucoup plus intéressantes. Sirius n’est que quatre fois plus loin et cela nous donnerait l’occasion d’observer de près une naine blanche.
— Dr Wendel, je pense que notre objectif doit être l’Etoile voisine, et pas seulement pour les raisons propres à Tanayama. Si vous vous rendiez jusqu’à une autre étoile — n’importe laquelle — et que vous reveniez, comment pourriez-vous prouver que vous y êtes vraiment allée ? »
Wendel eut l’air surpris. « Prouver ? Je ne vous comprends pas.
— Je veux dire, que pourriez-vous riposter si l’on vous accusait d’avoir monté un vol truqué ?
— Truqué ? » Wendel se leva, furieuse. « Vous m’insultez. »
La voix de Koropatsky s’enfla soudain, dominatrice. « Asseyez-vous, Dr Wendel. Je ne vous accuse de rien. J’essaie de prévoir une situation et de m’en protéger. Cela fait presque trois siècles que l’humanité se déplace dans l’espace. C’est un épisode historique pas tout à fait oublié et ma subdivision du globe le rappelle particulièrement bien. Quand, en ces temps de réclusion planétaire, on a lancé les premiers satellites, il y eut des gens pour soutenir que toutes les données fournies par ces satellites étaient truquées. Les premières photos de la face cachée de la Lune furent traitées de faux. Même les premières images de la Terre vue de l’espace furent qualifiées d’impostures par ceux qui croyaient que la Terre était plate. Si nous prétendons avoir la propulsion supraluminique, nous nous heurterons aux mêmes ennuis.
— Pourquoi, monsieur le directeur ? Pourquoi quelqu’un penserait-il que nous mentons au sujet d’une chose pareille ?
— Ma chère Wendel, vous êtes naïve. Depuis plus de trois siècles, Albert Einstein est le demi-dieu qui a inventé la cosmologie. Les gens, de génération en génération, se sont habitués à l’idée que la vitesse de la lumière est une limite absolue. Ils ne sont pas près à renoncer à ce concept. Même le principe de causalité — et on ne peut rien trouver de plus fondamental que : la cause précède l’effet — semble violé par votre découverte. C’est une chose.
« Une autre, Dr Wendel, c’est que les colonies peuvent trouver politiquement utile de convaincre leurs populations, et les Terriens aussi, que nous mentons. Cela nous entravera, nous embarquera dans des polémiques, nous fera perdre du temps, et leur fournira l’occasion de nous rattraper. Aussi je vous le demande : Y a-t-il une preuve qui puisse authentifier un tel voyage ? »
Wendel répondit d’une voix glaciale : « Monsieur le directeur, une fois de retour, nous permettrons aux scientifiques de visiter notre navire. Nous leur expliquerons les techniques que nous avons utilisées et …
— Non, non, non. Je vous en prie. Arrêtez. Cela ne pourrait convaincre que des scientifiques bien informés comme vous.
— Alors, quand nous reviendrons, nous rapporterons des photos du ciel et des étoiles les plus proches qui seront dans des positions légèrement différentes les unes par rapport aux autres. D’après ces positions relatives, il sera possible de calculer exactement où nous étions par rapport au Soleil.
— Cela aussi, c’est pour les scientifiques. Cela ne convaincrait pas un citoyen moyen.