— Nous aurons des photos en gros plan de l’étoile que nous visiterons. Elle sera complètement différente du Soleil.
— Mais on fait cela dans n’importe quel programme d’holovision banal traitant de voyage interstellaire. C’est un classique du space-opera. Vos photos n’apporteraient rien de plus qu’un épisode de Capitaine Galaxie.
— Dans ce cas, dit Wendel les dents serrées d’exaspération, je ne vois rien. Si les gens ne veulent pas nous croire, eh bien, ils ne nous croiront pas. C’est à vous de traiter ce genre de problème. Je ne suis qu’une physicienne.
— Allons, allons, docteur. Ne vous mettez pas en colère, je vous prie. Quand Christophe Colomb est revenu de sa première traversée de l’océan, personne ne l’a accusé de mensonge. Pourquoi ? Parce qu’il ramenait avec lui des indigènes du nouveau monde qu’il avait visité.
— Très bien, mais les chances de découvrir des mondes habitables et d’en ramener des spécimens sont très minces.
— Peut-être que non. On croit, vous le savez, que les Rotoriens ont pu partir pour l’Etoile voisine ; ils y sont peut-être toujours.
— C’est ce que croyait le directeur Tanayama. Cependant, il se peut qu’à cause d’un accident, d’une erreur scientifique, de problèmes psychologiques, ils n’aient jamais atteint leur objectif. Ce qui expliquerait, aussi, qu’ils ne soient jamais revenus.
— Néanmoins, insista Koropatsky, ils sont peut-être arrivés.
— Même s’ils sont arrivés, ils ont dû simplement, en l’absence à peu près certaine de monde habitable, se mettre en orbite autour de l’étoile. Dans cet isolement, les tensions psychologiques, qui ne les auraient pas arrêtés pendant le voyage, ont dû les détruire et il est probable qu’il n’y ait plus, maintenant, qu’une colonie morte tournant à jamais autour de l’Étoile voisine.
— Alors, vous voyez bien que ce doit être notre objectif, car une fois que vous serez là-bas, vous chercherez Rotor, mort ou vivant. Dans l’un et l’autre cas, vous devrez rapporter quelque chose d’indubitablement rotorien et ce sera alors facile pour tout le monde de croire que vous êtes vraiment allés dans les étoiles. » Il lui fit un grand sourire. « Même moi, je vous croirais, et cela répond à ma question : comment allez-vous prouver que vous avez fait un voyage supraluminique ? Voilà quelle est votre mission et, grâce à elle, la Terre continuera à vous fournir l’argent, les ressources et la main-d’œuvre dont vous aurez besoin. »
Après un dîner durant lequel on ne parla guère technique, Koropatsky dit à Wendel, du ton le plus amical possible, mais non sans une pointe de glace par en dessous : « Malgré tout, n’oubliez pas que vous n’avez que trois ans pour réussir. Au maximum. »
44
« Alors, tu n’as même pas eu besoin de mon habile stratagème, dit Crile Fisher avec un petit soupir de regret.
— Non. Ils étaient déterminés à continuer, sans qu’il soit nécessaire de les menacer d’une concurrence redoutable. La seule chose qui les tracassait, c’était cette accusation de mensonge. Je suppose que Tanayama ne pensait qu’à détruire Rotor. Du moment que son désir était réalisé, le monde pouvait bien crier au truquage tant qu’il voulait.
— Cela ne se serait pas produit. Il aurait obligé le vaisseau à lui ramener une preuve de la destruction de Rotor qui aurait convaincu tout le monde. Quelle sorte de type c’est, le nouveau directeur ?
— Tout à fait le contraire de Tanayama. Il semble doux, presque sur le point de se répandre en excuses, mais j’ai l’impression que le Congrès mondial aura autant de mal à le manœuvrer que Tanayama. Il faut qu’il s’installe dans son poste, c’est tout.
— D’après ce que tu m’as dit de votre entretien, il semble plus raisonnable que Tanayama.
— Oui, mais cela me tarabuste … cette histoire de mensonge. S’imaginer qu’on puisse truquer un vol spatial. C’est sans doute parce que les Terriens n’ont aucun sens de l’espace. Aucun. Parce que vous avez cette immense planète et que, sauf dans un nombre microscopique de cas, vous ne la quittez jamais. »
Fisher sourit. « Eh bien, je fais partie du nombre microscopique d’hommes qui l’ont quittée. Souvent. Et toi, tu viens d’une colonie. Nous ne sommes, ni l’un ni l’autre, liés à une planète.
— C’est vrai, dit Wendel en lui jetant un regard en coin. Parfois, tu me donnes l’impression d’avoir oublié que je suis originaire d’une colonie.
— Crois-moi, je m’en souviens. Je ne me murmure pas constamment : Tessa est originaire d’une colonie ! Tessa est originaire d’une colonie ! mais je le sais.
— Et les autres ? » Elle fit un geste de la main comme pour englober l’espace illimité qui les entourait. « Prends Hyper City, entourée par d’incroyables mesures de sécurité, et dans quel but ? Contre les colonies. Tout ce qui importe, c’est d’obtenir la propulsion supraluminique avant que les colonies n’entament leurs recherches. Et qui est à la tête du projet ? Une physicienne originaire des colonies.
— C’est la première fois que tu penses à ça depuis cinq ans que tu diriges le projet ?
— Non, j’y pense périodiquement. Je ne comprends pas, c’est tout. Comment se fait-il qu’ils n’aient pas peur de se fier à moi ? »
Fisher rit. « Tu es une scientifique.
— Et alors ?
— On considère les scientifiques comme des mercenaires qui ne sont attachés à aucune société. Donne à un scientifique un problème fascinant et tout l’argent, tout l’équipement et tout le personnel dont il a besoin pour le résoudre, et il ne se souciera pas du reste. Sois franche … La Terre, Adelia, les colonies, l’humanité même, tu t’en moques. Tu veux seulement concevoir la propulsion supraluminique et c’est la seule chose à laquelle tu te dévoues. »
Wendel jeta avec colère : « C’est un stéréotype, et aucun scientifique n’y correspond. Je ne suis pas comme ça.
— Je suis sûr qu’ils s’en sont aperçus, Tessa, c’est pourquoi tu es probablement sous surveillance constante. Je suis sûr que certains de tes assistants les plus proches sont tenus d’épier tes activités et d’en rendre compte au gouvernement.
— Tu fais allusion à toi, je pense.
— Ne me dis pas que tu n’as jamais songé que j’avais pu recevoir l’ordre de rester avec toi en qualité d’extorqueur de secrets.
— Je dois t’avouer que l’idée m’est venue à l’esprit … de temps à autre.
— En fait, on ne m’a rien demandé de tel. Je suppose que je suis trop intime avec toi pour qu’on me fasse confiance. Mais je suis tout à fait sûr qu’on fait des rapports sur moi et que mes activités sont soigneusement épluchées. Aussi longtemps que je te rends heureuse …
— Tu es vraiment insensible, Crile. Comment peux-tu plaisanter là-dessus ?
— Je ne plaisante pas. J’essaie d’être réaliste. Si tu te fatiguais de moi, je perdrais mon poste. Une Tessa malheureuse ne produirait peut être plus rien, je serais obligé de sortir de ta vie et on introduirait, en douceur, mon successeur. Après tout, ta satisfaction compte bien plus que la mienne à leurs yeux et je reconnais que c’est logique. Tu comprends mon réalisme ? »
Là-dessus, Wendel se pencha pour caresser la joue de Crile. « Ne te fais pas de souci. Je pense que je me suis trop habituée à toi pour me fatiguer de ta présence. Quand le sang chaud de la jeunesse coulait dans mes veines, je me lassais de mes hommes et je les larguais, mais maintenant …
— Cela te coûterait trop d’efforts, hein ?
— Si tu veux voir la chose comme ça. Mais peut-être suis-je amoureuse à ma manière.
— Je comprends ce que tu veux dire. L’amour, le repos de la physicienne. Et ces Terriens qui n’ont pas le sens de l’espace !