— Il fallait que je sache. Mais c’est insuffisant.
— Insuffisant, en quoi ?
— Dans les premiers temps du Dôme, quand la Peste ne cessait de frapper, nous nous sommes efforcés d’élaborer un scanner cérébral plus détaillé et un programme d’ordinateur plus efficace pour en interpréter les données. Ils n’ont jamais été utilisés sur Rotor. Dans son obsession de cacher le fléau, Pitt n’a pas voulu les divulguer. Cela aurait pu provoquer des questions et des rumeurs inopportunes. De ce fait, Marlène, tu n’as jamais eu de scanographie cérébrale convenable et je voudrais que tu en fasses une avec notre appareil. »
Marlène recula « Non. »
Une lueur d’espoir éclaira le visage d’Insigna. « Pourquoi non, Marlène ?
— Parce que, quand oncle Siever a dit cela, il est devenu encore plus incertain.
— Non, ce n’est pas … » Genarr se tut, leva les bras et les laissa retomber en un geste d’impuissance. « Pourquoi me mettre martel en tête ? Marlène, ma chérie, nous avons besoin d’une scanographie cérébrale aussi détaillée que possible, comme modèle de ta normalité mentale. Si tu t’exposes ensuite à Erythro et qu’il en résulte la plus légère altération cérébrale, on pourra la détecter par une scanographie, même si personne ne peut s’en apercevoir en te regardant ou en te parlant. Mais dès que je mentionne une scanographie cérébrale, je pense à la possibilité de découvrir un changement mental indétectable par d’autres moyens … et cette idée fait ressortir mon inquiétude. C’est cela que tu perçois. Allons, Marlène, combien d’incertitude tu détectes ? Sois quantitative.
— Il n’y en a pas beaucoup, mais il y en a. L’ennui, c’est que je peux seulement dire que tu n’es pas sûr. Je ne peux pas dire pourquoi. Peut-être que ce scanner cérébral spécial est dangereux.
— En quoi le serait-il ? On s’en est servi pour … Marlène, tu sais qu’Erythro ne peut pas te faire de mal. Ne pourrais-tu pas savoir que ce scanner ne te fera pas de mal ?
— Non, je ne peux pas.
— Sais-tu ce qui peut te mettre en danger ? »
Une pause et Marlène dit, à contrecœur : « Non.
— Mais comment peux-tu être sûre pour Erythro et pas pour le scanner ?
— Je l’ignore. Je sais seulement qu’Erythro ne me fera pas de mal, mais je ne sais pas si ce scanner est dangereux ou non. Ou le sera. »
Un sourire éclaira le visage de Genarr. Il n’était pas nécessaire d’avoir des facultés inhabituelles pour comprendre qu’il était énormément soulagé.
« Pourquoi est-ce que cela te rend heureux, oncle Siever ?
— Parce que si tu avais fabriqué tes intuitions de toutes pièces pour te rendre importante, ou par romantisme, ou par une sorte d’entêtement aveugle … tu les appliquerais à tout. Mais ce n’est pas le cas. Tu sais certaines choses et tu en ignores d’autres. Je n’en suis que plus enclin à te croire quand tu dis être sûre qu’Erythro ne te fera pas de mal, et je n’ai plus du tout peur que la scanographie cérébrale révèle quelque chose d’inquiétant. »
Marlène se tourna vers sa mère. « C’est vrai, maman. Oncle Siever se sent beaucoup mieux et moi aussi. C’est tellement évident. Tu ne le vois pas ?
— Peu importe ce que je vois, dit Insigna. Moi, je ne me sens pas mieux.
— Oh, maman », murmura Marlène. Puis plus fort, à Genarr : « J’accepte de subir une scanographie. »
46
« Ce n’est pas étonnant », murmura Siever Genarr.
Il étudiait les dessins complexes, presque floraux, de l’infographie qui apparaissaient et disparaissaient lentement de l’écran, en fausses couleurs. Eugenia Insigna, assise à côté de lui, les regardait avec de grands yeux sans rien comprendre.
« Qu’est-ce qui n’est pas étonnant, Siever ?
— Je ne peux pas le dire comme il faudrait parce que je ne connais pas leur langage. Et si Ranay d’Aubisson, qui est notre maître à penser en ce domaine, nous l’expliquait, ni toi ni moi ne la comprendrions. Cependant, elle m’a fait remarquer ça …
— On dirait une coquille d’escargot.
— La couleur la fait ressortir. C’est une mesure de complexité plutôt que la trace directe d’une forme physique, selon les termes de Ranay. Cette disposition est atypique. Généralement, on ne la trouve pas telle quelle dans le cerveau. »
Les lèvres d’Insigna tremblaient. « Tu veux dire qu’elle est déjà malade ?
— Non, bien sûr que non. Je dis atypique, pas anormale. Je n’ai sûrement pas besoin d’expliquer la différence à un observateur scientifique expérimenté. Tu es bien obligée de reconnaître que Marlène est différente. En un sens, je suis content que la coquille d’escargot soit là. Si son cerveau était totalement typique, nous nous demanderions d’où peut bien venir son exceptionnelle faculté de perception. Fait-elle habilement semblant ou sommes-nous fous, voilà la question qu’on se poserait.
— Mais comment sais-tu que ce n’est pas dû à … à …
— A la maladie ? Ce n’est pas possible. Nous avons rassemblé toutes ses scanographies cérébrales depuis la petite enfance. Cette atypie y est toujours.
— On ne m’en a jamais parlé.
— Bien sûr que non. Les anciennes scanographies étaient joliment rudimentaires et cela ne sautait pas aux yeux. Mais, une fois qu’on a eu celle-ci et qu’on a pu voir les détails clairement, on a repris les anciennes et on l’a fait ressortir. C’est Ranay qui a fait cela. Alors, tu vois. Le cerveau de Marlène a été enregistré dans toute sa complexité. Si elle était touchée, même légèrement, ce serait visible sur l’écran.
— Tu n’as pas idée combien cela m’effraie.
— Marlène est tellement sûre d’elle ! Je suis convaincu que cette impression persistante de sécurité signifie quelque chose.
— Comment est-ce possible ? »
Genarr montra la coquille d’escargot du doigt. « Tu n’as pas cela, ni moi non plus, et nous ne sommes pas en situation de dire où et comment elle obtient ce sens de la sécurité. Mais elle l’a bel et bien, et nous devons la laisser sortir à la surface de la planète.
— Et risquer sa vie ? Peux-tu m’expliquer pourquoi ?
— J’ai l’impression qu’elle obtient toujours ce qu’elle veut. Nous ferions donc mieux de la laisser sortir, puisque nous ne pourrions pas l’en empêcher longtemps. Peut-être apprendrons-nous ainsi quelque chose sur le fléau.
— Une information de ce genre ne mérite pas un tel risque.
— Nous ne la laisserons pas sortir à la surface même de la planète. Je peux l’emmener faire une reconnaissance en avion, par exemple. Elle verra des lacs, des plaines, des collines et des canyons. On pourrait même aller jusqu’au bord de la mer. Celle-ci est d’une beauté absolue, mais il n’y a de vie nulle part … seulement les procaryotes dans l’eau. Et si ensuite elle tient toujours autant à sentir le sol d’Erythro sous ses pieds, nous veillerons à ce qu’elle porte une combinaison Anti-E.
— Anti-E ? Qu’est-ce que c’est ?
— Une combinaison anti-Erythro. C’est tout ce qu’il y a de plus simple ; elle ressemble à un costume spatial, sauf qu’elle n’a pas besoin de maintenir une certaine pression atmosphérique contre le vide. C’est une combinaison imperméable en plastique et en textile, très légère et qui ne gêne pas les mouvements. Le casque protège des rayons infrarouges et possède une réserve d’air et une ventilation. Une personne vêtue d’une combinaison anti-E n’est pas soumise à l’environnement d’Erythro. En outre, elle sera accompagnée.
— Par qui ? Je ne me fie à personne, sauf à moi. »
Genarr sourit. « Je ne pourrais pas imaginer pire compagnie. Tu ne connais rien à Erythro et tu en as peur. Je n’oserais jamais te laisser sortir. Écoute, la seule personne à laquelle nous puissions nous fier, c’est moi.