— Toi ? » Insigna le regarda avec de grands yeux, la bouche ouverte.
« Pourquoi pas ? Personne ici ne connaît Erythro aussi bien que moi, et si Marlène est immunisée contre la Peste, moi aussi. Depuis dix ans que je suis ici, je n’ai jamais été affecté le moins du monde. Mieux encore, je peux piloter un avion, ce qui signifie que nous n’aurons besoin de personne. Et je pourrai la surveiller de près. Si elle se comporte, si peu que ce soit, d’une manière anormale, je la ramènerai au Dôme plus vite que la lumière et lui ferai passer une scanographie cérébrale.
— Il serait déjà trop tard.
— Non. Pas nécessairement. Tu sais, la Peste, ce n’est pas tout ou rien. Il y a eu des cas légers, et même très légers, et les gens qui sont très peu touchés peuvent mener une vie quasiment normale. Il ne lui arrivera rien, j’en suis sûr. »
Insigna, silencieuse, dans son fauteuil, avait l’air petite et sans défense.
D’un geste impulsif, Genarr la prit par la taille. « Allons, Eugenia, oublie tout cela pendant une semaine. Je te promets qu’elle ne sortira pas avant au moins six ou sept jours … plus longtemps que cela si je parviens à saper sa résolution en lui montrant Erythro du haut des airs. Pour le moment, je vais te faire voir quelque chose … tu es astronome, n’est-ce pas ? »
Elle le regarda et dit tristement : « Tu le sais bien.
— Alors, cela veut dire que tu n’as jamais regardé les étoiles. Les astronomes ne le font jamais. Ils ne regardent que leurs instruments. Il fait nuit sur le Dôme, en ce moment, alors viens dans la salle d’observation. La nuit est très claire et il n’y a rien de tel que de regarder les étoiles pour se sentir en paix. Fais-moi confiance. »
47
C’était vrai. Les astronomes ne regardaient pas les étoiles. Ce n’était pas nécessaire. Ils donnaient, par l’intermédiaire de l’ordinateur, des instructions aux télescopes, aux caméras et au spectroscope, qui les recevaient sous forme de programmes.
Les instruments faisaient le travail, les analyses, les simulations graphiques. L’astronome posait les questions, puis étudiait les réponses. Pour cela, il n’avait pas besoin de regarder les étoiles.
De plus, pensa-t-elle, comment peut-on regarder les étoiles sans rien faire ? Le pouvait-on quand on était astronome ? Leur simple vue devait vous mettre mal à l’aise. Il y avait du travail à faire, des questions à poser, des mystères à résoudre et, au bout d’un moment, on devait sûrement retourner à son atelier et mettre ses instruments en route, puis se distraire en lisant un roman ou en regardant un spectacle holovisé.
Elle murmura cela à Siever Genarr tandis qu’il parcourait son bureau en vérifiant que tout était bien en ordre. (Quand ils étaient jeunes, il faisait déjà cela avant de quitter une pièce, se souvint Insigna. A l’époque elle s’en agaçait mais elle aurait peut-être dû l’admirer, au contraire. Siever avait tant de qualités, pensa-t-elle, et Crile …)
Elle s’arracha impitoyablement à ses pensées.
Genarr la conduisit à un petit ascenseur. C’était la première fois qu’Insigna en voyait un dans le Dôme et, durant un bref instant, ce fut comme si elle se retrouvait sur Rotor, sauf qu’elle ne perçut aucun changement dans la poussée pseudo-gravitationnelle et ne se sentit pas doucement pressée contre une des parois par la force de Coriolis, comme c’était le cas sur Rotor.
« Nous y voilà », dit Genarr qui fit signe à Insigna de sortir. Elle se retrouva sous le ciel étoilé et, presque aussitôt, recula. « Sommes-nous exposés ?
— Exposés ? demanda Genarr perplexe. Oh, tu veux dire : exposés à l’atmosphère d’Erythro ? Non, non. Ne crains rien. Nous sommes enfermés dans un hémisphère de verre recouvert d’une couche de diamants que rien ne peut rayer. Bien entendu, un météorite pourrait l’écraser, mais il n’y en a pour ainsi dire aucun dans le ciel d’Erythro. Il y a une coupole semblable sur Rotor, tu sais, mais pas de cette qualité-là, ni de cette taille.
— Vous êtes bien traités ici, remarqua Insigna en touchant de nouveau la vitre pour vérifier qu’elle existait.
— Il le faut bien, pour inciter les gens à venir. » Puis, revenant à la bulle : « Il pleut parfois, bien sûr, mais alors les nuages empêchent l’observation. Et lorsque le ciel s’éclaircit, le verre sèche rapidement. Un résidu se dépose et, pendant la journée, un détergent spécifique nettoie la bulle. Assieds-toi, Eugenia. »
Insigna s’installa dans un fauteuil doux et confortable, qui s’inclina presque de lui-même, si bien qu’elle se retrouva les yeux tournés vers le ciel. Elle entendit l’autre siège soupirer sous le poids de Genarr. Puis les veilleuses s’éteignirent. Dans les ténèbres d’un monde inhabité, le ciel sans nuages, aussi sombre que du velours noir, brûlait d’étincelles.
Insigna en eut le souffle coupé. Elle savait, en théorie, à quoi ressemblait le ciel. Elle l’avait vu sur des cartes, dans des simulations et en photos … sous toutes les formes possibles, mais jamais en réalité. Elle ne chercha pas à identifier les objets intéressants ou inexplicables, les mystères qui l’invitaient à se mettre au travail. Elle ne regarda aucun objet en particulier, mais les configurations qui se dessinaient sous ses yeux.
Aux heures sombres de la préhistoire, pensa-t-elle, c’était à l’étude de ces motifs, et non à celle des étoiles elles-mêmes, que ses ancêtres devaient les constellations et les débuts de l’astronomie.
Genarr avait raison. La paix l’enveloppa comme une fine toile d’araignée invisible.
Au bout d’un moment, elle dit, d’un ton presque ensommeillé : « Merci, Siever.
— De quoi ?
— D’avoir proposé d’accompagner Marlène. De mettre ta santé mentale en danger pour ma fille.
— Ma santé mentale n’est pas en danger. Il ne nous arrivera rien. Et puis, j’éprouve un … un sentiment paternel pour Marlène. Après tout, Eugenia, nous avons partagé pas mal de choses, toi et moi.
— Je sais », répliqua Insigna avec un petit mouvement de culpabilité. Elle avait toujours connu les sentiments de Genarr — il ne pouvait pas les cacher. Elle s’y était résignée avant de rencontrer Crile ; ensuite, elle s’était rebiffée.
« Si je t’ai fait de la peine, Siever, je le regrette sincèrement.
— Pas besoin », dit doucement Genarr, et il y eut un long silence pendant lequel la paix s’approfondit encore ; Insigna se retrouva en train d’espérer sérieusement que personne, en entrant, ne viendrait briser l’étrange sortilège, source de sérénité, qui la retenait prisonnière.
Puis Genarr reprit la parole. « Je crois savoir pourquoi les gens ne montent pas à la salle d’observation. Ni ici ni sur Rotor.
— Marlène aimait bien s’y rendre. Elle y était presque toujours seule.
— Marlène est exceptionnelle. C’est à cause de ça que la plupart des gens ne viennent pas ici.
— De quoi ?
— Ça, répondit Genarr en montrant un point dans le ciel, mais, dans l’obscurité, elle ne vit pas son geste. Cette étoile si brillante ; la plus brillante de toutes.
— Tu veux dire le Soleil … notre Soleil … le Soleil du système solaire ?
— Oui. C’est un intrus. Sans lui, le ciel serait à peu près le même que sur la Terre. Alpha du Centaure n’est pas tout à fait à la même place et Sirius est légèrement décalé, mais on pourrait ne pas le remarquer. A part cela, le ciel que tu vois est celui que regardaient les Sumériens il y a cinq mille ans. Avec le Soleil en plus.