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Cette impression de puissance, cette certitude d'agir sur le destin des gens, quelle confiance en soi elles donnent !

Il sort sur le perron. Au loin, il aperçoit les sommets encore enneigés des Alpes. À quelques pas derrière lui se tiennent les généraux Berthier et Clarke, plus loin Lannes, Murat et Marmont.

On l'attend pour passer à table.

Des Italiens, paysans des environs ou citadins venus de Milan, sont tenus à distance par quelques-uns des trois cents légionnaires polonais qui gardent le château. Ces soldats sont des hommes gigantesques, recrutés par le prince Dombrowski, exilés comme lui de leur pays partagé, occupé. Ils sont dévoués corps et âme.

Régner, c'est susciter l'admiration et le dévouement.

Napoléon pense à Muiron sur le pont d'Arcole. Le sacrifice des hommes pour celui qu'ils ont choisi comme chef légitime l'autorité de celui-ci.

Les Italiens se pressent. Ils vont assister au dîner. Comme cela se faisait à Versailles, au temps du Roi-Soleil.

Voici qu'on annonce le marquis de Gallo, ambassadeur de Naples à Vienne.

Ils viennent ici jusqu'à moi, ceux d'avant, ceux des cours royales et impériales.

Et il y a aussi Lannes ou Murat, roturiers, soldats de la Révolution.

Cette femme qui s'avance au côté de Joséphine, c'est Saint-Huberty, une comédienne qui eut ses heures de gloire avant la Révolution et qu'on prétend mariée au comte d'Antraigues, un agent royaliste que les services de renseignement de l'armée signalent à Venise et dont on raconte qu'il est au service de la cour de Vienne, de Londres et de Louis XVIII.

Veiller à cela, donner l'ordre de le rechercher.

Voici l'ambassadeur de France Miot de Mélito qui s'arrête, attend un geste de Napoléon pour s'avancer, lui parler de la paix proche sans doute, puisque Gallo est là, que d'autres diplomates italiens arrivent. Il félicite Napoléon de la création d'une République cisalpine et d'une République ligurienne. Il l'interroge sur son rôle futur.

Se confier, parfois, parce qu'ainsi les idées prennent forme et force, qu'elles obligent ceux qui les reçoivent à se déterminer, qu'elles les font trembler ou rêver, qu'elles organisent l'avenir. Se confier pour dire des demi-vérités, entretenir le doute sur ses ambitions tout en les révélant en partie.

« Je ne voudrais quitter l'armée d'Italie, dit Napoléon, que pour jouer un rôle à peu près semblable à celui que je joue ici, et le moment n'est pas encore venu... Alors la paix est peut-être nécessaire pour satisfaire les désirs de nos "badauds" de Paris, et si elle doit se faire, c'est à moi de la faire. Si j'en laissais à un autre le mérite, ce bienfait le placerait plus haut dans l'opinion que toutes mes victoires. »

Assez parlé sérieusement, dînons.

Napoléon prend place. Il raconte des anecdotes, le plus souvent tirées de l'Histoire. Les yeux sont tous tournés vers lui.

Il donne le signal de la fin du dîner.

Il marche seul dans l'ombre du parc, entre les Italiens qui lancent des vivats, l'acclament du nom de « libérateur de l'Italie ». Il attend le marquis de Gallo, lui dit qu'après la paix il ambitionne de reprendre ses études d'astronomie, ou de mathématiques. Il pourrait vivre ici dans une demeure loin des rumeurs de la ville, tenant seulement pour la population des environs un rôle de juge de paix.

Joséphine les a rejoints.

« N'en croyez rien, dit-elle à Gallo de sa voix roucoulante. C'est l'esprit le plus inquiet, la tête la plus active, la plus féconde en projets au monde, et s'il cessait d'être occupé de grandes affaires, il bouleverserait chaque jour sa maison, il serait impossible de vivre avec lui. »

Elle rit.

Il la fait taire d'un regard. Il peut obtenir cela maintenant.

Il s'approche du marquis de Gallo. « Connaissez-vous le comte d'Antraigues ? » demande-t-il.

Et il s'éloigne sans attendre la réponse du marquis.

Berthier l'attend, dans l'un des salons du château aux lourds plafonds sculptés, aux tentures de velours sombre qui créent dans la pièce surchargée de meubles une atmosphère étouffante.

Sur l'une des tables qui lui sert de bureau, Napoléon aperçoit un gros portefeuille rouge, à la serrure dorée.

Il interroge Berthier du regard. Ce portefeuille a été saisi sur la personne du comte d'Antraigues, que le général Bernadotte, conformément aux ordres reçus, a arrêté. L'agent royaliste se trouvait en compagnie de l'ambassadeur de Russie Mordvinof. D'Antraigues possédait un passeport russe, ce qui lui avait permis de quitter Venise occupée par les troupes françaises et de franchir les premiers postes de contrôle. Bernadotte s'est emparé de lui à Trieste. Le prisonnier a été transféré à Milan.

Toute chose, tout être possède une face cachée et sombre. C'est elle, souvent, qui explique. Mais seul un petit nombre connaît ces secrets. Les autres, la foule, le peuple, ne découvrent qu'après la vérité : leur héros n'était qu'une marionnette dont on tirait les fils.

Napoléon pense à Mirabeau, si admiré et dont l'armoire de fer saisie aux Tuileries prouvait qu'il avait été payé par le roi comme l'un de ses vulgaires agents.

Napoléon, en s'aidant d'un poignard, fait sauter la serrure du portefeuille rouge. Il commence à feuilleter les pages recouvertes d'une écriture fine. Il s'arrête. Il reconnaît des noms : celui du général Pichegru, qui vient d'être élu président du Conseil des Cinq-Cents et qui est donc le chef de la réaction royaliste, l'un des membres les plus actifs du club royaliste de Clichy.

Il lit les trente-trois feuillets. Il s'agit du rapport que fait un agent royaliste, Montgaillard, à D'Antraigues. Les preuves de la trahison du général Pichegru lorsqu'il commandait l'armée de Rhin et Moselle sont accablantes. Des agents de l'armée des émigrés de Condé et les Autrichiens ont pris contact avec le général Pichegru. Il a réprimé le 1er avril 1795, avec rudesse, une émeute sans-culotte à Paris. C'est un bon signe. Montgaillard, de la part de Condé, lui propose de réaliser avec son armée un coup d'État ouvrant au rétablissement de la monarchie. En récompense de sa trahison, il recevra le bâton de maréchal, la croix de commandeur de Saint-Louis, le château de Chambord, deux millions en numéraire, payés comptant, cent vingt mille livres de rente, réversible pour moitié à sa femme, pour quart à ses enfants, et même quatre pièces de canon !

Napoléon relit. C'est comme si s'ouvrait dans la ligne ennemie une brèche. Avec ces preuves, il dispose du moyen de peser sur la situation à Paris. Il peut fournir à Barras l'instrument qui va permettre de dénoncer et de briser Pichegru et les royalistes, vainqueurs des élections, en les accusant de trahison.

Il s'est arrêté de lire. Lorsqu'il reprend sa lecture, il sursaute. Montgaillard écrit à D'Antraigues qu'il peut obtenir « avant peu un résultat de la part d'Éléonore, aussi positif que celui que j'avais obtenu de Baptiste ».