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Alors, le 10 octobre, Napoléon s'installe à sa table et écrit aux directeurs : « Je veux rentrer dans la foule, prendre le soc de Cincinnatus et donner l'exemple du respect pour les magistrats et de l'aversion pour le régime militaire qui a détruit tant de républiques et perdu plusieurs États. »

Êtes-vous rassurés, messieurs les Directeurs ?

28.

- Moi, commence Napoléon.

Il se tient dans le salon du château de Passariano où habituellement il reçoit le comte de Cobenzl.

Le plénipotentiaire de Vienne doit arriver de Campoformio dans quelques minutes et Napoléon est décidé à terminer la négociation de paix. Maintenant que le danger de coup d'État royaliste à Paris est écarté, il faut qu'aux yeux de tous les Français Napoléon soit l'homme de la paix.

- Moi, je n'ai point d'ambition, reprend Napoléon en regardant Berthier qui vient de lui lire les journaux parisiens.

Ils chantent tous les louanges du général Bonaparte.

- Ou, si j'en ai, continue-t-il, elle m'est si naturelle, elle m'est tellement innée, elle est si bien attachée à mon existence, qu'elle est comme le sang qui coule dans mes veines ; comme l'air que je respire ; elle ne me fait point aller plus vite ; je n'ai jamais à combattre ni pour elle, ni contre elle ; elle n'est jamais plus pressée que moi ; elle ne va qu'avec les circonstances et l'ensemble de mes idées.

Qu'est-ce que l'ambition ? Il préférerait dire l'énergie, le désir d'aller de l'avant. Où ? Il sait que, si la paix est conclue, il lui faudra quitter l'Italie. Il ne peut demeurer dans ce pays conquis mais qui n'est pas le sien et où il dépendrait toujours des décisions de Paris. Il faudrait retourner à Paris, mais quelle place pourrait-il y occuper ? Être l'un des Directeurs ? « La poire n'est pas mûre », a-t-il souvent pensé. Alors partir plus loin.

Il s'est rendu plusieurs fois au bord de la mer Adriatique.

Il a regardé, à l'est et au sud, ces côtes découpées qui rappellent celles de la Corse et annoncent déjà la Grèce et l'Orient. Il rêve, il imagine. Il suffirait de quelques heures pour atteindre les îles Ioniennes, françaises désormais. Puis, au-delà, en un nouveau bond, il ne faudrait que quelques jours de navigation pour rejoindre Malte, cette citadelle au cœur de la Méditerranée. Et ainsi, d'île en île, parvenir à ce continent, celui des conquérants antiques entrés dans ces villes mythiques, Alexandrie, Jérusalem. Mais il faudrait pour cela contrôler la mer, réduire l'Angleterre.

« Détruire l'Angleterre, c'est mettre l'Europe à nos pieds », dit-il au diplomate Poulssiègue, qu'il charge d'une mission d'espionnage à Malte. Et comme le diplomate s'étonne de ce propos, Napoléon hausse les épaules. Pourquoi faut-il toujours expliquer une intuition, un rêve ?

« Les temps ne sont pas éloignés, murmure-t-il, où nous sentirons que, pour détruire véritablement l'Angleterre, il faut nous emparer de l'Égypte. »

Mais, naturellement, le diplomate n'a pas lu les Voyages en Syrie et Égypte de Volney, ce vieil ami connu jadis en Corse.

Napoléon reste les yeux immobiles tournés vers l'horizon.

Plus loin.

Mais d'abord, il faut conclure cette paix avec l'Autriche.

Le comte de Cobenzl s'assied avec élégance, croise les jambes, commence à développer ses arguments.

Napoléon marche avec impatience dans le salon. Il ne peut écouter. Pour qui cet aristocrate le prend-il ? Pour un quelconque petit diplomate titré qu'on fait tourner en rond comme un âne ? Voilà des jours que la négociation piétine.

Napoléon sent la fureur monter, mais il ne tient pas à l'arrêter. Que le grondement roule, que la lave surgisse ! Il faut parfois rugir.

- Votre empire, crie-t-il tout à coup, est une vieille catin habituée à se faire violer par tout le monde... Vous oubliez que la France est victorieuse et que vous êtes vaincus... Vous oubliez qu'ici, vous négociez avec moi, entouré de mes grenadiers.

Il gesticule. Il renverse le guéridon. Le service à café tombe sur le sol, se brise. Napoléon s'immobilise, voit la surprise et la peur mêlées à l'ironie déformer les traits du comte de Cobenzl.

Sans doute l'aristocrate voit-il en lui un « insensé », comme il l'a confié à des proches.

Insensé ? Celui qui remporte la victoire ne l'est jamais.

Une semaine plus tard, le 17 octobre 1797, Cobenzl signe à Campoformio, au nom de l'Autriche, le traité de paix avec la France, confirmant les Préliminaires de Leoben. L'Autriche cède à la France la Belgique. Elle abandonne la Lombardie à la République Cisalpine. La France annexe les îles Ioniennes (Corfou, Zante, Céphalonie) mais en échange l'Autriche reçoit Venise et la terre ferme jusqu'à l'Adige.

- Savez-vous, raconte Lavalette six jours après avoir quitté la capitale, qu'à Paris vous êtes « le Grand Pacificateur » ? On acclame votre nom. Le retour de votre épouse a été salué comme celui d'une reine. Vous êtes auréolé de la gloire du général victorieux et de celle du sage.

Napoléon écoute. Il vient de recevoir les félicitations du Directoire pour la conclusion du traité de Campoformio. Le nouveau ministre des Relations extérieures, Talleyrand, l'ancien évêque d'Autun, que Napoléon n'a jamais rencontré, lui a écrit : « Voilà donc une paix à la Bonaparte... Le Directoire est content, le public enchanté. Tout est au mieux. On aura peut-être quelques criailleries d'Italiens ; mais c'est égal. Adieu, général Pacificateur ! Adieu, amitié, admiration, respect, reconnaissance : on ne sait où s'arrêter dans l'énumération. »

« Criailleries d'Italiens » : voilà un ministre qui se soucie peu de la Vénétie livrée aux Autrichiens, voilà un homme qui semble comprendre ce que sont la politique et la diplomatie.

- À Paris ce sera un triomphe, assure Lavalette. On se pressera dans les rues que vous emprunterez.

- Bah, dit Napoléon, le peuple se porterait avec autant d'empressement sur mon passage si j'allais à l'échafaud.

Lorsqu'on lui annonce sa nomination au commandement en chef de l'armée d'Angleterre destinée à préparer l'invasion puis, lorsqu'un nouveau message de Paris reçu le lendemain le charge de représenter la République au congrès de Rastadt où doit s'organiser l'exécution du traité de Campoformio, il ne manifeste aucune surprise.

Il sait que certains députés et, parmi les Directeurs, Reubell n'ont pas apprécié les clauses du traité. Tous n'ont pas eu le réalisme de Talleyrand. Mais comment aurait-on pu rejeter cette paix attendue et saluée avec enthousiasme ?

- Ils m'envient, je le sais, dit Napoléon, bien qu'ils m'encensent. Mais ils ne me troubleront pas l'esprit. Ils se sont dépêchés de me nommer général de l'armée d'Angleterre pour me retirer de l'Italie où je suis plus souverain que général. Ils verront comment les choses iront quand je n'y serai plus.

Mais il part sans regret.

Il rassemble les officiers du palais Serbelloni. Il passe devant eux lentement. Chaque visage évoque un moment de ces presque deux années passées à combattre. Du printemps 1796 où il prenait en main une bande de « brigands » à ces grenadiers fidèles jusqu'à la mort, à ces capitaines et à ces généraux aux uniformes chatoyants l'entourant de leur admiration dans ces salons décorés avec faste, une révolution a eu lieu dans sa vie.

Hier, il n'était que le général Vendémiaire, le voici aujourd'hui acclamé, fêté, encensé, « général Pacificateur ».

Il s'éloigne des officiers qui l'entourent. Il se souvient de Muiron, qui s'est placé comme un bouclier entre la mort et lui. Mort Muiron comme ces milliers d'autres, jeunes vies pleines comme la sienne d'énergie, de désir, d'ambition. Il se sent porteur de tout cet héritage de force et de sang. Vivant par et pour tous ces morts. Solidaire à jamais d'eux, hanté par leur souvenir.