Chez Talleyrand, c'est autre chose.
À dix heures trente du soir, le 3 janvier 1798, Napoléon entre dans les salons de l'hôtel de Galliffet, où Talleyrand et près de cinq cents invités l'attendent.
Des ouvriers ont travaillé des semaines pour décorer l'hôtel. Des chanteurs, des artistes chorégraphes, des musiciens se donnent en spectacle sur des estrades dressées au milieu des salons. Partout des arbustes, et sur les murs, des copies reproduisant les chefs-d'œuvre que Bonaparte avait conquis en Italie. Dans les cours, des soldats ont dressé leurs tentes. Les escaliers et les salons sont parfumés à l'ambre. Les femmes, habillées selon le goût romain ou grec, enveloppées de mousseline, de soie et de crêpe, ont été choisies par Talleyrand lui-même, pour leur élégance et leur beauté.
Napoléon regarde Joséphine, nonchalante, souriante, un diadème de camée dans ses cheveux. Elle est l'une des plus belles. Elle est à lui.
Il a ce qu'il a rêvé. Ce triomphe, ces femmes et ces hommes puissants qui l'entourent, se pressent.
Mais il reste raide. Il a choisi de ne pas porter l'uniforme mais une redingote unie, noire, boutonnée jusqu'au cou.
Il prend le bras de l'écrivain Arnault. Il entre dans la salle de bal où l'on valse. On tourne aussi sur un air nouveau, une « contredanse » qu'on appelle la Bonaparte.
Il est le centre de cette fête, et pourtant il est irrité. Il se penche vers Arnault. Qu'on écarte les importuns, lui dit-il. Il ne peut pas parler librement. Ce bal donné par Talleyrand est en son honneur, mais il n'en est pas le souverain. Il aperçoit parmi les invités trois des Directeurs. Voilà le sommet du pouvoir. Cette pensée le blesse. La fête sonne faux, grince. Trop de curiosité autour de lui, et pas assez de vrai respect. Mais celui-ci ne s'obtient que lorsqu'on possède tout le pouvoir.
Arnault, qui a été séparé de Napoléon par la foule, revient accompagné d'une femme que Napoléon reconnaît aussitôt.
- Mme de Staël, dit Arnault, prétend avoir besoin auprès de vous d'une autre recommandation que celle de son nom et veut que je vous la présente. Permettez-moi, général, de lui obéir.
Un cercle se forme. Napoléon regarde cette femme corpulente, qui parle avec emphase, le complimente et le questionne. Le mépris et la colère l'envahissent. Il n'est pas homme à se laisser contraindre par une femme qu'il ne désire pas. Celle-ci n'est pas seulement laide, mais prétentieuse. On dit qu'elle écrit, qu'elle a l'ambition d'avoir des idées politiques. Elle !
- Général, quelle est la femme que vous aimeriez le plus ? interroge Mme de Staël.
- La mienne.
- C'est tout simple, mais quelle est celle que vous estimeriez le plus ?
Elle voudrait peut-être qu'il réponde : une femme qui pense, qui se soucie du gouvernement de la cité, qui écrit. Qui imagine-t-elle avoir en face d'elle ? Un bavard de salon littéraire ?
- Celle qui sait le mieux s'occuper de son ménage, dit-il.
- Je le conçois encore. Mais enfin, quelle serait pour vous la première des femmes ?
- Celle qui fait le plus d'enfants, madame.
Il tourne les talons, se rend à la salle du banquet au milieu d'une haie de myrtes, de lauriers et d'oliviers. On joue Le Chant du départ. Les femmes seules s'assoient. Talleyrand se tient derrière le siège de Joséphine. Napoléon a pris le bras de l'ambassadeur de Turquie, Esseid Ali.
Le chanteur Lays entonne en l'honneur de Joséphine un couplet qu'on bisse :
Du guerrier, du héros vainqueur
Ô compagne chérie
Vous qui possédez son cœur
Seule avec la patrie,
D'un grand peuple à son défenseur
Payez la dette immense
En prenant soin de son bonheur
Vous acquittez la France.
Napoléon regarde Talleyrand qui est penché sur l'épaule de Joséphine.
Cet homme-là est un maître en habileté. Un allié précieux.
Mais Talleyrand n'a pas le pouvoir. Il n'est qu'un protégé de Barras, et le subordonné de Reubell, qui le couvre de sarcasmes et le méprise.
Ce sont ces hommes-là qu'il faut circonvenir, quoi qu'il en coûte, sans pour autant se laisser confondre avec eux.
Napoléon se rend auprès d'eux au palais du Luxembourg. Il travaille à ce projet d'invasion de l'Angleterre. N'est-il pas le général en chef de l'Armée chargé de cette mission ?
Il est debout, face au Directeur. Il expose les difficultés de l'entreprise. Il a ordonné la mise en état de l'armement naval de Brest. Il a vu Wolf-Tone, le patriote irlandais. On pourrait envisager, explique-t-il, un débarquement en Irlande, et susciter ainsi une révolte contre l'envahisseur anglais.
Il sent que peu à peu il désarme les critiques. Le travail paie.
Au début du mois de janvier, on le convoque d'urgence. Des événements graves se sont produits à Rome. Les Romains, endoctrinés par les prêtres, ont attaqué les troupes françaises. Le général Duphot a été assassiné. L'ambassadeur Joseph Bonaparte a dû quitter Rome.
Napoléon donne ses consignes, écrit au général Berthier, qui l'a remplacé à la tête de l'armée d'Italie.
Mais, même dans ces circonstances dramatiques, souvent les regards qu'on lui jette sont chargés d'arrière-pensées politiques. Alors il se défend. Il écarte les généraux qu'il estime ses rivaux, Bernadotte et son ancien subordonné Augereau, qui a écrit que Bonaparte était un « brouillon ambitieux et assassin ». On a fait circuler des exemplaires de cette lettre auprès des députés. Et Napoléon en a eu connaissance.
La fureur l'a submergé. Il a froissé la copie de la lettre. Il faut toujours être sur ses gardes.
Le 18 janvier, Talleyrand demande à voir Napoléon.
Napoléon se rend à l'hôtel de Galliffet. Talleyrand l'accueille avec des démonstrations d'admiration plus appuyées qu'à l'habitude. Il bavarde, puis, enfin, il dévoile le motif de la rencontre. Le 21 janvier doit être fêté en l'ancienne église Saint-Sulpice le cinquième anniversaire de l'exécution du roi Louis XVI. Et le Directoire souhaite que Napoléon assiste à la cérémonie.
Talleyrand sourit et se tait. Napoléon le fixe.
- Je n'ai pas de fonction publique, dit-il. Ma présence ne s'expliquerait pas.
Le piège est évident. Depuis des semaines il s'évertue à se placer au-dessus des camps qui s'affrontent, on veut le contraindre à choisir.
Quand, il y a trois jours, dans l'un des plus célèbres cafés de Paris, le café Garchy, proche du Palais-Royal, une rixe a opposé des anciens émigrés royalistes et des Jacobins, et qu'on a relevé un mort et des blessés, il a violemment protesté, s'indignant, parlant de vandalisme, de vol, de massacre sous le couvert de jacobinisme. Il a même accusé la police d'avoir organisé ce « crime atroce », cette « expédition de coupe-jarrets ». Il est pour l'ordre et la fin des violences. Il faut que s'effacent les oppositions passées entre Jacobins et émigrés. Il faut le gouvernement des meilleurs. C'est ce qu'il a organisé dans les républiques italiennes.
C'est cela qui attire dans sa personne : il est l'homme qui va rétablir la paix civile. Et les Directeurs veulent le mêler à cette célébration de la mort de Louis XVI !
Talleyrand insiste.
- C'est une fête d'anthropophages, dit brusquement Napoléon. Une momerie épouvantable.
Il se calme aussi rapidement qu'il s'est enflammé.
- Je ne prétends pas discuter si le jugement de Louis XVI a été utile ou nuisible, dit-il. Ça a été un incident malheureux.
Il ne conçoit, ajoute-t-il, les fêtes nationales que pour célébrer des victoires. Et on ne pleure que les victimes tombées sur le champ de bataille.