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- C'est un coup de dés trop chanceux, répond Napoléon d'un ton vif et irrité. Je ne veux pas jouer ainsi le sort de cette belle France.

Le soir, à Bruxelles, au théâtre, il est reconnu, mais son air sombre écarte les importuns.

Sur la route de Paris, il demeure tout aussi grave.

Il faut donc renoncer à l'invasion de l'Angleterre et quitter la France, s'engager dans cette aventure égyptienne à laquelle il rêve mais dont les périls et les incertitudes sont immenses. Mais quel choix lui laisse-t-on ?

Il se tourne vers Bourrienne :

- Il n'y a rien à faire avec ces gens-là, dit-il. Les Directeurs ne comprennent rien de ce qui est grand. Ils n'ont aucune puissance d'exécution. Il nous faudrait une flottille pour l'expédition, et déjà les Anglais ont plus de bateaux que nous. Les préparatifs indispensables pour réussir sont au-dessus de nos forces. Il faut en revenir à nos projets sur l'Orient, c'est là qu'il y a de grands résultats à obtenir.

Il s'enferme à nouveau dans le silence.

Il en veut à Barras, à ce jouisseur et à ce lâche qui a refusé de l'aider à entrer dans le cercle ultime du pouvoir. C'est pour cela qu'il est contraint de choisir l'Égypte. Car il ne peut rester à Paris, y attendre que sa gloire pourrisse.

Alors l'Orient, l'Égypte.

Quand une décision est prise, il faut l'exécuter pleinement.

Il rencontre les Directeurs, Talleyrand, qui vient de rédiger un rapport sur l'expédition envisagée. Mais commander, c'est ne remettre à personne le soin d'organiser.

Il dicte des courriers à Berthier. Il faut que les troupes fidèles de l'armée d'Italie se rendent à Gênes, soient prêtes à embarquer. Il demande à être reçu par le Directoire. Il regarde ces cinq hommes avec mépris et une colère retenue. Ils ont choisi de l'écarter de France. Mais alors, il faut qu'ils en passent par ses volontés.

Il veut vingt-cinq mille fantassins, trois mille cavaliers - sans chevaux, on trouvera les montures sur place. Il veut cent pièces d'artillerie, cent cartouches par homme, et huit à neuf millions pour les dépenses.

Leur mine s'allonge. Ce n'est pas tout.

Napoléon reprend d'une voix cassante :

- Je veux une autorité illimitée, carte blanche du gouvernement, soit pour les affaires de Malte, soit pour celles d'Égypte et de Syrie, de Constantinople et des Indes...

Il voit l'ironie mêlée d'incrédulité et de frayeur qui déforme les visages de Barras et de Reubell.

Mais ils vont tout accepter, car ils veulent m'éloigner. Ils ont peur.

- Je veux la faculté de nommer à tous les emplois, même de choisir mon successeur, reprend-il. Je veux des pouvoirs revêtus de toutes les formes et scellés, grand sceau pour traiter avec la Porte, la Russie, les diverses puissances de l'Inde et les régences d'Afrique.

Ils pensent que je suis un homme dangereux, singulier, peut-être fou. Ils veulent se débarrasser de moi.

Napoléon demeure un long moment silencieux, puis ajoute :

- Je veux opérer mon retour en France quand et comme je le voudrai.

Ils se regardent entre eux. Ils m'imaginent rentrant à Paris, le front couronné de lauriers plus glorieux que ceux arrachés en Italie. Mais ils estiment que j'ai si peu de chances de revenir !

Ils baissent la tête pour dissimuler leur espoir. Ils acceptent ce que j'exige.

C'est un pari. Le plus risqué de ma vie.

Mais quel autre chemin ? Ma vie est ainsi faite que je n'ai, aux moments cruciaux, que le choix entre être fidèle à moi-même, relever le défi, ou bien me renier et ne plus être moi et devenir un homme quelconque comme eux.

Mais ils règnent. Ils imposent encore leurs décisions.

Penser, cela remplit Napoléon de hargne. Il bougonne, s'interrompt alors qu'il dresse des listes de noms, ceux des officiers, des savants, qu'il veut entraîner avec lui dans l'expédition. Car il faut qu'elle étonne Paris. Il ne doit pas être seulement le guerrier et le pacificateur, mais aussi celui qui met au jour une civilisation oubliée et gigantesque, celle de cette terre où se sont croisés les Pharaons, Hérodote et Alexandre, César et Pompée.

À l'énoncé de ces noms, il est repris par le rêve, la colère s'efface. Il s'enflamme :

- Je coloniserai ce pays, dit-il. Je ferai venir des artistes, des ouvriers de tous genres, des femmes, des acteurs. Six ans me suffisent, si tout me réussit, pour aller dans l'Inde... Je peux parcourir l'Asie Mineure en libérateur, arriver triomphant dans la capitale de l'ancien continent, chasser de Constantinople les descendants de Mahomet, et m'asseoir sur son trône.

- Six ans, murmure Bourrienne qui écoute, fasciné.

- Six ans, Bourrienne, ou bien peu de mois, tout dépend des événements.

Il s'assombrit. Que se passera-t-il à Paris alors qu'il sera éloigné de cette ville où son destin se joue ?

- Oui, murmure-t-il, j'ai tout tenté. Ils ne veulent pas de moi.

Il se remet à marcher, frappant durement le sol du salon de son hôtel particulier de la rue de la Victoire.

- Il faudrait les renverser, reprend-il d'une voix forte, et me faire roi. Mais il n'y faut pas songer encore. Les nobles n'y consentiraient jamais. J'ai sondé le terrain. Le temps n'est pas venu. Je serai seul, Bourrienne. Je dois éblouir encore ces gens-là.

Il fixe le départ aux premiers jours de mai 1798, à Toulon, où l'on rassemble les navires venus de tous les ports de la Méditerranée sous contrôle français, de Trieste à Gênes et à Nice.

Les journaux annoncent même le 25 avril que « le général Bonaparte a quitté Paris le 3 Floréal - 22 avril - à minuit après avoir pris congé des Directeurs à trois heures, et avoir dîné chez le Directeur Barras, avec lequel il a assisté à la représentation de Macbeth au théâtre Feydeau ».

Si Napoléon est bien assis en face des Directeurs ce 23 avril, ce n'est pas pour les saluer, mais au contraire pour remettre en cause son départ.

La veille, alors qu'il surveillait les derniers préparatifs de son voyage, un courrier venu de Vienne s'est présenté rue de la Victoire. Le message est bref : l'hôtel du général Bernadotte, dans la capitale de l'empire d'Autriche, a été envahi par la foule et saccagé. Les membres de l'ambassade de France ont dû se défendre. Bernadotte a quitté Vienne.

Est-ce la guerre avec l'Autriche qui recommence ? Est-ce là l'événement qui va permettre d'agir ?

Toute la nuit, Napoléon réfléchit. Il peut se présenter comme l'homme capable d'empêcher la réouverture des hostilités. Il peut se rendre à Rastadt, renouer avec le comte de Cobenzl, et revenir à Paris avec la paix consolidée. Mieux vaut Rastadt que l'Égypte !

Il lance des courriers vers l'Italie. Qu'on n'embarque pas les troupes à Gênes, qu'on attende.

Il se rend auprès des Directeurs. Ils écoutent Napoléon qui se fait fort, s'il est envoyé à Rastadt avec les pleins pouvoirs, de régler l'incident. Talleyrand l'appuie. Napoléon insiste.

Peut-être tient-il là sa chance. Peut-être doit-il tout risquer plutôt que de s'éloigner. Peut-être doit-il bousculer les Directeurs, prendre le pouvoir maintenant.

Le 28 avril, Barras se présente rue de la Victoire.

Napoléon regarde cet homme qu'il a jaugé, flatter Joséphine puis s'avancer, chuchoter que le Directoire souhaite un départ pour l'Égypte sans délai. Qu'il n'est plus question d'une mission à Rastadt.

Ils ont donc choisi.

Encore quelques heures de doute, puis Napoléon prend la décision. Il partira. Le télégraphe transmet les ordres. Les courriers s'élancent. Et la machine de l'expédition se remet en marche.

Le 5 mai, Napoléon annonce à ses proches qu'il quittera Paris pour l'Égypte. On prépare déjà la grosse berline recouverte d'une « vache », sorte de bâche qui protège les malles. Marmont, Bourrienne, Duroc et Lavalette y prendront place.