La décision est prise.
- Il faut organiser la retraite dit-il, faire sauter les pièces d'artillerie après qu'elles auront bombardé jusqu'au bout Saint-Jean-d'Acre. Puis se mettre en marche, exiger qu'à chaque traversée de village on défile, les drapeaux pris à l'ennemi passant en tête, avec la musique.
Il ordonne qu'on charge les blessés sur les chevaux. Tous les hommes valides à pied.
- Général, quel cheval vous réservez-vous ? demande l'ordonnance.
- Que tout le monde aille à pied, foutre, moi le premier : ne connaissez-vous pas l'ordre ?
Il marche en tête. Il a mis sa voiture à la disposition de Monge et de Berthollet et du mathématicien Gostaz, tous trois malades. Dans les rues d'Haïfa, sur la place de Tantourah, à Jaffa, des blessés et des pestiférés se traînent. On les porte, on les abandonne. Certains demandent qu'on les achève.
Napoléon, après avoir visité une nouvelle fois l'hôpital de Jaffa, s'approche du docteur Desgenettes.
Il le fixe longuement. Il y a une trentaine de malades intransportables.
- De l'opium, dit-il seulement.
Desgenettes a un mouvement de tout son corps.
- Mon devoir à moi est de conserver, dit-il.
Il n'empoisonnera pas ces malades.
- Je ne cherche pas à vaincre vos répugnances, répond Napoléon. Mais mon devoir à moi, c'est de conserver l'armée.
Il s'éloigne. Il trouvera des hommes pour laisser de l'opium aux pestiférés.
- Si j'avais la peste..., commence-t-il.
Il voudrait qu'on lui accorde cette faveur.
Il reprend la tête de la marche, cependant que les sapeurs font sauter les fortifications de Jaffa.
Il faut avancer, entendre les coups de feu de soldats qui se suicident, à qui des compagnons font la grâce, à leur demande, de les tuer.
Les champs sont en feu. Les bateaux anglais tirent sur la colonne que des Bédouins harcèlent.
Ils arrivent enfin à Salahyeh, le 9 juin, après avoir traversé le désert du Sinaï.
Napoléon sait que la troupe gronde. Qu'est-ce qu'une armée qui doute et se rebelle ? Il doit reprendre les soldats en main. Il est depuis toujours un officier. « Les motionneurs » doivent être punis, écrit-il, si besoin est par la peine de mort, si l'indiscipline se produit lors d'une marche forcée ou sous le feu.
Le 17 juin 1799, il entre au Caire par la porte de la Victoire, Bab el Nasr. Il a donné des ordres au commandant de la garnison, le général Dugua, pour que l'accueil soit triomphal. Des palmes ont été jetées sur le sol. Les musiques jouent, la foule des badauds se presse. Les drapeaux pris à l'ennemi ouvrent la marche.
Napoléon, arrivé place Ezbekieh, s'installe au centre, voit défiler devant lui ces hommes au port martial, chacun portant à son drapeau une feuille de palmier.
La forteresse de Saint-Jean-d'Acre, les cris des fusillés de Jaffa, les plaintes des pestiférés, tout cela disparaît dans un passé qui lui semble déjà lointain.
Il est vivant. Il rentre en vainqueur. L'avenir continue.
Il se dirige vers le palais.
Pauline Fourès l'attend sur le perron.
35.
Il entend à nouveau les aboiements des chiens. Il se lève. Pauline Fourès, sa Bellilote, dort. Il va jusqu'à la fenêtre. Il aperçoit les minarets. Est-il possible qu'il demeure encore longtemps dans cette ville, maintenant qu'il sait qu'il ne pourra pas marcher vers Constantinople ou vers l'Inde ?
Il descend l'escalier de marbre, il passe sa main sur le granit d'Assouan. Il doit quitter cette ville où il se sent désormais pris au piège de la répétition.
Les chiens sont revenus hanter toutes les nuits du Caire. Il faudrait à nouveau les rabattre sur la place afin de les tuer. Et au bout de quelques semaines ils seraient encore là, courant en bandes dans les ruelles, hurlant à faire éclater la tête.
Il faut partir, retrouver la France, l'Europe.
Ce 21 juin, il commence donc à écrire à l'amiral Ganteaume d'avoir à tenir prêtes à appareiller les deux frégates qui sont en rade d'Alexandrie, la Muiron et la Carrère.
Muiron, dont la mort sur le pont d'Arcole lui a sauvé la vie.
C'est ainsi, les uns tombent, les autres continuent leur marche.
Il retourne dans la chambre. Pauline Fourès n'a pas bougé.
Partir ? Mais quand ?
Il est à l'affût. Il sait qu'il lui faudra saisir l'instant, bondir, ne pas se laisser retenir. L'occasion viendra, il en est sûr, parce qu'une fois de plus ce choix est pour lui celui de la vie ou de la mort. Et la vie bat en lui si fort que c'est elle qui l'emportera.
Peut-être devant Saint-Jean-d'Acre, là où son rêve s'est brisé, n'a-t-il pas assez voulu ? Ou bien son imagination l'a-t-elle emporté trop loin ?
Il faudra que « le compas de son raisonnement » demeure le maître. Il ne doit pas céder à l'impatience, mais au contraire agir dans ce pays comme s'il comptait y demeurer toujours, masquer ses intentions, laisser à ceux qui resteront une conquête en ordre. Autant que faire se peut.
Il se présente devant les notables du Divan, arrogant. Sa parole doit être assurée.
- J'ai appris que des ennemis ont répandu le bruit de ma mort, dit-il. Regardez-moi bien, et assurez-vous que je suis réellement Bonaparte... Vous, membres du Divan, dénoncez-moi les hypocrites, les rebelles. Dieu m'a donné une puissance terrible. Quel châtiment les attend ! Mon épée est longue, elle ne connaît pas de faiblesse !
Il va donc falloir continuer de tuer. C'est ainsi.
Il reçoit, le 23 juin, le général Dugua, qui commande la citadelle. Que faire des prisonniers qui s'entassent ? Il faudrait économiser les cartouches, et aussi exécuter avec moins d'éclat, dit-il.
Dugua hésite avant de poursuivre.
- Je me propose, général, reprend-il, de faire appel au service d'un coupeur de têtes.
- Accordé, dit Napoléon.
La mort pour gouverner la vie.
Les bourreaux sont des Égyptiens ou des Grecs. Et ce sont des musulmans qui noient les prostituées dans le Nil, en application de la loi islamique qui condamne les rapports entre une musulmane et un infidèle.
Il faut les laisser faire. Les maladies vénériennes se répandent. Et l'armée doit être reprise en main, réorganisée, protégée, car les hommes et la discipline se sont relâchés, même au sommet de la hiérarchie.
Kléber se moque. Napoléon regarde longuement ces caricatures qu'on lui a déposées sur sa table, et que Kléber a dessinées. Cet homme maigre qui semble possédé, malade, c'est lui, tel que le voit Kléber.
On murmure contre lui dans cette armée qui est lasse.
Le 29 juin, à la première réunion de l'Institut d'Égypte, le docteur Desgenettes s'est levé, furibond, parlant d'« adulation mercenaire », de « despote oriental », accusant Napoléon de vouloir faire de la peste la cause de l'issue de la campagne de Syrie, c'est-à-dire, en fait, de faire porter au médecin la responsabilité de la défaite.
Ne pas répondre, attendre que Desgenettes retrouve son calme, dise : « Je sais, messieurs, je sais, général, puisque vous êtes ici autre chose que membre de l'Institut et que vous voulez être le chef partout. Je sais que j'ai été porté à dire avec chaleur des choses qui retentiront loin d'ici ; mais je ne rétracte pas un seul mot... Et je me réfugie dans la reconnaissance de l'armée. »
Chaque jour qui passe le confirme donc : il doit quitter l'Égypte, mais il a besoin d'une victoire éclatante, sinon son départ, quels que soient les efforts qu'il ait faits pour rétablir la situation dans le pays, aura les allures de la fuite d'un vaincu.