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Tout ou rien.

Ce sont les armes qui décideront une fois de plus, du tout ou du rien.

Le mercredi 28 avril 1813, il a installé son quartier général dans un hôtel situé sur la place de la ville d'Eckartsberg ; à peu de distance d'Erfurt et de Weimar. Plus de deux cent mille hommes sont concentrés là, dans cette vallée de la Saale, où tombent des pluies torrentielles qui traversent les uniformes.

Napoléon se tient dans une petite pièce. Il est penché sur les cartes. Il s'agit de déboucher de la vallée de la Saale, afin d'atteindre Leipzig, puis Dresde, et de repousser les Russes et les Prussiens vers l'est, vers la Vistule. Et l'on pourra en même temps descendre l'Elbe vers Hambourg, et menacer Berlin.

Ce pays de Saxe est un carrefour qui, lorsqu'on le contrôle, permet de dominer toute l'Allemagne, celle du Nord et de l'Est. Leipzig, Dresde sont les deux verrous que Napoléon entoure d'un cercle.

Tout ou rien.

Le canon commence à tonner, se mêlant au bruit du tonnerre, de l'orage qui ne cesse pas. On se bat à Weissenfels.

Les troupes, dit-il, doivent avancer le long des deux rives de la Saale. Ce sont de jeunes recrues qui n'ont jamais vu le feu qui composent la division du général Souham. Tiendront-elles devant les cavaliers et les canons russes ?

Le vendredi 30 avril, lorsque à cheval il parcourt leurs lignes dans Weissenfels conquis, il sait qu'ils ont enlevé à la baïonnette les haies, les maisons.

« Ils en ont remontré aux vieilles moustaches, dit le maréchal Ney en s'approchant. Donnez-moi beaucoup de ces petits jeunes gens-là, je les mènerai où je voudrai. Les vieilles moustaches en savent autant que nous, ils réfléchissent. Ils ont trop de sang-froid. Tandis que ces enfants intrépides ne connaissent pas les difficultés. Ils regardent toujours devant eux, jamais à droite ni à gauche. »

Il est parmi eux. Il entend le cri de « Vive l'Empereur » qui roule. Il voit ces visages imberbes, rouges d'avoir couru, combattu, crié, tremblé, qui se tournent vers lui. Ces jeunes hommes lèvent leurs fusils. Ces jeunes hommes vont se faire tuer. Car la partie ne fait que commencer.

Tout ou rien. Il ne peut pas la perdre.

Il faut avancer vers Leipzig. Il passera par Lützen : « Si vous entendez le canon près de cette ville, écrit-il à Eugène de Beauharnais qui se trouve plus au nord, le long de l'Elbe, marchez sur la droite de l'ennemi. »

Jamais il n'a eu les pensées aussi claires. Les mouvements des troupes se dessinent devant ses yeux sur la carte. S'il avait des cavaliers, il pourrait détruire les armées russes et prussiennes, celles de Barclay de Tolly, de Wittgenstein et de Blücher.

Mais il faut jouer avec ce que l'on a.

Et, d'abord, empêcher les Autrichiens d'entrer dans le jeu. Dans la nuit, il écrit une nouvelle fois à Marie-Louise :

« Je suis surpris que Papa François dise que la paix dépend de moi. Or, il y a trois mois que je lui ai dit que j'étais prêt là-dessus et l'on n'a rien répondu. Laisse-lui voir que ce pays-ci ne se laissera pas maltraiter ni imposer des conditions honteuses par la Russie ni l'Angleterre, et que si j'ai actuellement un million d'hommes sous les armes, j'en aurai autant que je voudrai...

« Fais passer ta lettre par les Autrichiens afin qu'elle ne soit pas suspecte.

« Ma santé est fort bonne. Il a plu beaucoup hier, cela ne m'a pas fait de mal, il fait dans ce moment du soleil. Je monte à cheval. Donne deux baisers à mon fils. Addio, mio bene. Tout à toi.

« Nap. »

Il galope sur les crêtes des collines, entouré de son état-major. Il veut être à l'avant-garde. Il faut que ces jeunes soldats le voient, apprennent qui il est, comment il brave le danger. Et comment les boulets ne l'atteignent pas.

Et s'ils le frappent ? Pourquoi pas ? C'est un défi qu'il lance au destin. Il le regarde comme ces batteries ennemies qui tirent dans sa direction.

Rien ne tremble en moi. Qu'on me frappe si l'on veut. Je l'accepte. Mais si je ne meurs pas, alors je continue, sans jamais plier.

Il entend le sifflement d'un boulet, la terre jaillit au milieu de l'état-major. Quand la fumée est dissipée, il voit qu'on enveloppe dans son manteau le corps d'un homme.

Bessières ! Maréchal, duc d'Istrie, l'un de ceux que j'aimais, à qui j'avais confié le commandement de la cavalerie de la Garde.

- La mort s'approche de nous, dit Napoléon en s'éloignant.

Il s'arrête, après quelques minutes de galop, dans la maison du baillage de Lützen. La nuit tombe. C'est le samedi 1er mai 1813. Demain, on se battra. Avant de s'allonger, il prend la plume.

« Ma bonne amie,

« Écris à Papa François qu'il ne se laisse pas entraîner par la haine que nous porte sa femme, que cela lui serait funeste et ferait bien des malheurs. J'ai éprouvé bien de la peine de la mort du duc d'Istrie ; c'est un coup bien sensible pour moi. Il était allé aux tirailleurs sans bonne raison, un peu par curiosité. Le premier boulet l'a tué raide. Fais dire quelque chose à sa pauvre femme. Ma santé est fort bonne. Fais dire à la vice-reine que le vice-roi Eugène se porte bien.

« Adieu, mon amie, tout à toi.

« Nap. »

Bessières est tombé près de lui, à quelques pas.

Mais pourquoi inquiéter Marie-Louise ? Toute la Cour, tout Paris saurait que l'Impératrice tremble pour moi, que je suis donc en danger, et dans l'ombre quelque général Malet ourdirait un complot.

Il dicte quelques lignes pour l'archichancelier Cambacérès.

« J'ai porté aujourd'hui mon quartier général à Lützen. Le premier coup de canon de cette journée nous a causé une perte sensible : le duc d'Istrie a été frappé d'un boulet au travers du corps et est tombé raide mort.

« Je vous écris en toute hâte pour que vous en préveniez l'Impératrice et que vous le fassiez savoir à sa femme, pour éviter qu'elle ne l'apprenne par les journaux. Faites comprendre à l'Impératrice que le duc d'Istrie était fort loin de moi quand il a été tué. »

Mourir ?

Ce dimanche 2 mai 1813, alors que les combats ont commencé dans les villages situés au sud de Lützen, il s'interroge. Mourir ? Pourquoi pas, puisque cette partie est celle du tout ou rien. Et qu'il doive jouer avec toutes ses cartes, et sa vie quand il la jette à l'avant-garde, au milieu des jeunes recrues qui commencent à se débander, est un atout.

Il est à cheval, au milieu des soldats, sous les boulets et dans le sifflement des balles. Il crie aux conscrits qui s'égaillent en courant dans les ruelles du village de Kaja, déjà pris, perdu, repris, perdu plusieurs fois : « Ralliez-vous, soldats, la bataille est gagnée, en avant ! »

En même temps, il lance des ordres à ses aides de camp. Il faut faire pivoter toute l'aile droite de l'armée, avec comme axe ce village de Kaja. On tournera ainsi l'armée ennemie. Il ordonne à l'artillerie de suivre le mouvement, d'écraser les Russes qui reculent sous les salves ! Il observe, toujours sous le feu, la retraite des unités ennemies. Elles sont battues, mais elles ne sont pas détruites.

- Je me trouverais en position de finir très promptement les affaires si j'avais seize mille cavaliers de plus ! lance-t-il.

Mais la victoire est là, et la route de Dresde ouverte.

Il parcourt les avant-postes alors que la nuit est tombée, que le feu a cessé. Les soldats l'acclament. Le cri de « Vive l'Empereur » roule le long des lignes.

Il se tourne vers ses aides de camp.