« On dit que tu es fraîche comme le printemps, écrit-il à Marie-Louise. Je voudrais bien être près de toi. Je t'aime comme la plus chérie des femmes.
« Addio, mio bene.
« Nap. »
Il parcourt les rives de l'Elbe. Il passe en revue les pontonniers qui, dans ces journées chaudes, jettent un pont sur le fleuve. Il voit les hommes travailler à demi nus. Il reste immobile. Il pense à ces ponts sur la Bérézina, à tous ces hommes morts. Le général Éblé et presque tous les pontonniers n'ont survécu que quelques jours à leurs efforts surhumains.
Parfois, ainsi, des images du passé reviennent le trouver avec tant de précision qu'il ne peut s'en arracher que difficilement. À ces moments-là, il aimerait qu'un boulet vienne brusquement faire éclater sa tête.
Il passe le fleuve dès que le pont est jeté. Les Prussiens et les Russes se sont retranchés à Bautzen, sur les rives de la Spree. Il observe de loin leur position, puis il rentre à Dresde.
Ce dimanche 16 mai 1813, il reçoit le comte de Bubna, un général diplomate, envoyé de Metternich. Il l'écoute, tout en marchant à pas lents dans le grand salon du palais royal qu'éclaire le soleil. Mais peu à peu les ombres s'allongent. La nuit vient.
Il laisse parler Bubna, qui expose longuement les conditions de Metternich pour que la paix soit établie. Vienne veut être un médiateur.
Armé ? demande Napoléon.
Il s'arrête devant le comte de Bubna, dont le visage est maintenant éclairé par les chandeliers.
Cet homme est sans mystère, comme les propositions qu'il présente. Il s'agit de me dépouiller et, en fait, de m'acculer à la soumission. On ne veut pas la paix. On veut mon abdication.
Il devine cela. Mais peut-il se soustraire à une négociation ?
- J'estime mon beau-père depuis que je le connais, dit-il. Il a fait le mariage avec moi de la manière la plus noble. Je lui en sais gré de bien bon cœur. Mais si l'empereur d'Autriche veut changer de système, il aurait mieux valu ne pas faire ce mariage, dont je dois me repentir dans ce moment-ci.
Il a osé dire cela, remettre en cause son union avec Marie-Louise. Il s'éloigne du comte de Bubna.
- Ce qui me tient le plus à cœur, reprend-il, c'est le sort du roi de Rome. Je ne veux pas rendre le sang autrichien plus odieux à la France. Les longues guerres entre la France et l'Autriche ont fait germer des ressentiments. Vous savez...
Il revient vers Bubna.
-... que l'Impératrice, comme princesse autrichienne, n'était point aimée à son arrivée en France. À peine commence-t-elle à gagner l'opinion publique par son amabilité, ses vertus, que vous voulez me forcer à donner des manifestes qui irriteront la nation. Certes, on ne me reproche pas d'avoir le cœur trop aimant, mais si j'aime quelqu'un au monde, c'est ma femme. Quelle que soit l'issue que prenne cette guerre, elle influera sur le sort du roi de Rome. C'est sous ce rapport-là qu'une guerre contre l'Autriche m'est odieuse.
Au moment où le comte Bubna quitte le salon, Napoléon s'approche de lui.
Cet homme a-t-il compris ma détermination ?
- Je suis décidé à mourir, s'il le faut, à la tête de ce que la France a d'hommes généreux, plutôt que de devenir la risée des Anglais et de faire triompher mes ennemis.
Mourir ?
Ce mot lui revient, cette année 1813. C'est la partie du tout ou rien.
Il reste longuement debout dans le grand salon éclairé par des dizaines de chandeliers, puis, appuyé à une petite table, il écrit quelques lignes à Marie-Louise : « J'ai vu ce soir le général Bubna et lui ai dit ce que je pensais. J'espère qu'ils y songeront à deux fois. Dans tous les cas, tu ne dois pas trop t'en affecter. Ils se feront rosser en règle, tous. Adieu, mon amie. Aime-moi comme je t'aime. Tout à toi.
« Napoléon. »
Il faut quitter Dresde, aller là où sont les avant-postes, traverser les villages et les villes en cendres, incendiés par les boulets. Tout en chevauchant, il demande à son grand écuyer Caulaincourt de le rejoindre sur cette éminence qui domine les bords de la Spree. Les Prussiens et les Russes sont retranchés à l'est de Bautzen, dans ces ravins et ces collines verdoyantes.
Il se tourne vers Caulaincourt.
- Voyez Alexandre, dit-il. En connaissant ses vues, on finira par s'entendre.
Il tire sur les rênes afin que son cheval ne s'écarte pas de celui de Caulaincourt. Il observe ces collines que les hommes devront gravir sous la mitraille. Et il sera avec eux.
Si cela pouvait s'interrompre !
- Mon intention, au surplus, est de faire à Alexandre un pont d'or pour le délivrer des intrigues de Metternich, ajoute-t-il. Si j'ai des sacrifices à faire, j'aime mieux que ce soit au profit de l'empereur Alexandre, qui me fait bonne guerre, et du roi de Prusse auquel la Russie s'intéresse, qu'au profit de l'Autriche, qui a trahi l'alliance et qui, sous le titre de médiateur, veut s'arroger le droit de disposer de tout, après avoir la part de ce qui lui convient.
Caulaincourt s'incline. Il a le visage épanoui de l'homme qui a entendu ce qu'il souhaitait. Ils sont tous comme lui autour de moi. Berthier, les généraux, et peut-être même Duroc, mon grand maréchal du Palais, le plus fidèle. Ils sont las. Ils veulent la paix. Ils veulent jouir de leurs biens. Peut-être à n'importe quel prix. Ils craignent de mourir sans avoir profité de leurs richesses accumulées.
- J'attends, dit Napoléon.
Caulaincourt s'élance.
Le temps change, ce mercredi 19 mai 1813. La pluie tombe quand Caulaincourt arrive, apportant la réponse d'Alexandre. Il n'y aura ni armistice ni paix. Le tsar la refuse.
- Tous ces gens-là seront plus accommodants lorsque j'aurai remporté une nouvelle victoire, dit Napoléon.
Il donne des ordres toute la nuit. On contraindra l'ennemi à dégarnir sa droite en l'attaquant à gauche. Mais l'assaut principal sera porté à droite, cependant que le maréchal Ney passera la Spree et se rabattra sur les arrières de l'ennemi.
La pluie est torrentielle maintenant. Il se réveille. On se battra ce jeudi 20 mai 1813 sous l'orage. Il est avec l'avant-garde, dans la mitraille et les boulets. Il entre dans Bautzen. Il dort à même la terre, quelques dizaines de minutes, en plein cœur de la bataille. Il passe la nuit devant ses cartes. Et, le matin du vendredi 21 mai, il est à nouveau à cheval, galopant vers Würschen. Il ne quitte pas l'avant-garde. Il a besoin d'être là, avec les hommes les plus exposés. Il se souvient d'avoir dit souvent à ses généraux qu'un chef ne devait prendre de risques que lorsqu'ils étaient nécessaires à la conduite de ses hommes, et que dans toutes les autres circonstances l'officier devait protéger sa vie.
Risquer la sienne, en ce moment, lui est nécessaire.
Lorsqu'il regarde son escorte, son état-major, il voit sur leurs visages l'incompréhension. Pourquoi court-il ainsi au-devant des boulets ? se demande-t-on.
Il faut qu'il sache ce que veut le destin.
Les batailles de Bautzen et de Würschen sont gagnées. Il est dix-huit heures. Il fait dresser sa tente devant une auberge isolée, pleine encore des traces de l'empereur Alexandre qui y a séjourné toute la journée.
La musique de la Garde impériale joue pendant que la nuit tombe.
Il écrit :
« Mon amie, j'ai eu aujourd'hui une bataille. Je me suis emparé de Bautzen. J'ai dispersé l'armée russe et prussienne qui avait été jointe par tous ses renforts et ses réserves de la Vistule, et qui avait une superbe position. Cela a été une belle journée. Je suis un peu fatigué. J'ai été mouillé deux ou trois fois dans la journée. Je t'embrasse et te prie de baiser mon fils pour moi. Ma santé est bonne. Je n'ai perdu personne de marque. J'estime ma perte à trois mille hommes tués ou blessés.