Et il la renvoie.
Il pense à Marie Walewska, à Joséphine, qu'il a toutes deux rejetées loin de sa vie. Joséphine, morte. Il dit à Bertrand :
- Mon divorce n'a point d'exemple dans l'Histoire, car il n'altère pas les liens qui m'unissaient à Joséphine et notre tendresse mutuelle reste la même. Notre séparation était un sacrifice que la raison d'État m'imposait dans l'intérêt de ma couronne et de ma dynastie. Joséphine m'était dévouée. Elle m'aimait tendrement. Personne n'eut jamais dans son cœur la préférence sur moi ; j'y avais la première place, ses enfants après. Elle avait raison, car c'est l'être que j'ai le plus aimé et son souvenir est encore plus puissant dans ma pensée.
Il ne peut et ne veut rien dire de Marie-Louise, puisqu'elle est silencieuse ou bâillonnée, puisque ceux qui veulent ma mort me la volent et me dérobent mon fils.
Il se fait apporter les lettres que la Caroline fait passer une fois par semaine de Piombino ou de Livourne. Elles viennent de toutes les régions de France. Il les lit et les relit. Ce sont des officiers en mi-solde qui expriment leur indignation. Ils disent : « Les Bourbons ne sont pas au bout et nous n'aimons pas ces messieurs. » Ils racontent les exploits qu'ils ont accomplis dans la Grande Armée, et décrivent l'état d'esprit dans les casernes.
Napoléon répète à Bertrand, à Drouot, à Peyrusse ce qu'il a déjà dit depuis des semaines : « Je suis regretté et demandé par toute la France. » Il lit les journaux. La division des coalisés à Vienne est patente. L'Angleterre s'oppose au désir du tsar qui veut reconstituer à son profit un royaume de Pologne. Et l'Autriche refuse à la Prusse le droit d'annexer la Saxe.
Si la coalition a éclaté, il y a une carte à jouer pour la France, pour lui. Et mieux vaut se battre que se laisser égorger ou étouffer ici.
Et c'est ce qu'ils veulent.
Il a confiance dans ce que lui rapporte Cipriani, un Corse qui est à son service. Il connaît depuis l'enfance cet orphelin qui accomplissait de petits travaux pour les Bonaparte. Lucien lui avait appris à lire. Il avait été intendant de Saliceti, et avait accompli pour lui plusieurs missions, soudoyant les Corses qui étaient au service d'un général anglais, Hudson Lowe, qui commandait la garnison de Capri. Celle-ci s'était soulevée et l'aile avait pu être conquise par les troupes du général Lamarque.
Il expédie Cipriani à Gênes, à Vienne, et le Corse, habile informateur, réussit à faire parvenir chaque semaine un bulletin rapportant les rumeurs qui circulent dans la capitale autrichienne, dans l'entourage des souverains, dans les couloirs du Congrès. Chaque fois que ces bulletins arrivent, Napoléon s'isole pour les lire et les relire.
« Il paraît certain que dans une séance secrète tenue hier matin il a été comme décidé qu'on enlèverait Bonaparte de l'île d'Elbe et que Murat ne régnerait plus... La personne qui m'a parlé de la conférence d'hier m'a dit que l'Autriche avait exigé que la décision sur Naples fût tenue secrète jusqu'au moment où l'on pourrait agir contre Murat... »
Napoléon ne réussit plus à dormir. Il se sent pris dans une nasse. On serre la corde autour de sa gorge.
Méneval, qui est attaché à la personne de Marie-Louise, écrit que l'enlèvement et la prochaine déportation dans l'île de Sainte-Hélène sont étudiés, préparés par les diplomates de Vienne et de Londres, à l'instigation du prince de Bénévent.
Je connais Méneval, mon secrétaire. Il n'est pas homme à me tromper et à se laisser berner. Et je connais Talleyrand, sa volonté de m'éloigner à tout prix. Ou de me faire assassiner.
Comment accepter de se laisser ainsi conduire à la mort sans réagir ?
Il donne des ordres. S'il le faut, on soutiendra un siège. L'Insconstant doit appareiller pour Livourne et charger pour cent mille francs de blé.
Il convoque le général Drouot. Il faut que les masures placées devant les forts et qui pourraient gêner le tir de l'artillerie soient rasées. Il veut que l'on organise des rondes sur toutes les côtes de l'île, que l'on multiplie les exercices et que l'on initie les artilleurs au tir à boulets rouges.
Il dit au colonel Campbell, qui représente dans l'île les coalisés et le surveille :
- Ce projet de déportation dans une île de l'Atlantique est indigne. C'est une violation des traités. Je résisterai jusqu'à la mort.
Campbell assure que rien de tel n'est projeté. Mais que peut savoir du Congrès de Vienne cet officier ? Et que savent même les souverains des manœuvres de Talleyrand ? C'est lui qui agit pour que les sommes prévues qui me sont dues ne soient pas versées. Et Louis XVIII fait mettre sous séquestre les biens ayant appartenu aux Bonaparte.
Comment administrer Elbe et la défendre, comment gouverner, alors que le revenu annuel de l'île n'est que de quatre cent soixante-dix mille francs, ce qui équivaut à peine aux dépenses du budget civil, et qu'il reste à payer la petite armée et les dépenses de la Maison de Sa Majesté ?
Ils me poussent vers le gouffre.
Et, s'ils veulent m'enlever, combien de temps pourrai-je résister avec une poignée d'hommes mal armés ?
Je suis entre leurs mains. Mon sort dépend de mes pires ennemis : les Bourbons, Talleyrand. Ceux qui voulaient me faire assassiner par la machine infernale de Cadoudal ou par Maubreuil sur les routes de Provence.
Le 7 décembre 1814, dans la nuit, Cipriani demande à être reçu. Il arrive de Gênes. Napoléon le fait asseoir. Mais Cipriani reste debout. Il est sûr, dit-il, de ses renseignements. L'enlèvement de Sa Majesté est décidé. Il va être mis en œuvre dans les semaines et peut-être même les jours qui viennent. Cipriani insiste sur le danger, d'une voix altérée par la fatigue. La tempête a rendu le voyage difficile depuis Gênes, s'excuse-t-il.
Napoléon demeure impassible. Maintenant qu'il vient de prendre sa décision, il est calme, presque indifférent.
Il ne reste plus qu'à agir.
Il a un instant d'hésitation quand le capitaine de la Caroline lui remet une lettre qui arrive de Vienne et porte le sceau des Habsbourg. Peut-être Marie-Louise annonce-t-elle son arrivée. Il l'ouvre d'un geste nerveux. Il la parcourt. Elle est datée du 1er janvier 1815.
« J'espère que cette année sera plus heureuse pour toi, écrit Marie-Louise. Tu seras au moins tranquille dans ton île et tu y vivras heureux, pour le bonheur de tous ceux qui t'aiment et qui te sont attachés comme moi. Ton fils t'embrasse et me charge de te souhaiter la bonne nouvelle année et de te dire qu'il t'aime de tout son cœur. »
Pas un mot sur sa venue ici. La froideur convenue de l'indifférence polie. Qui lui a dicté cette missive où elle lui demande d'accepter son sort ?
Vivre ici en attendant les assassins ?
S'enfuir, au contraire, vaincre et les retrouver, elle et son fils.
C'est sa seule chance.
25.
Quand partir ?
Il parcourt l'île d'un port à l'autre. Il interroge les grenadiers en faction à l'entrée des ports.
- Eh bien, grognard, tu t'ennuies ?
- Non, Sire, mais je ne m'amuse pas trop.
- Tu as tort, il faut prendre le temps comme il vient. Ça ne durera pas toujours.
Il s'éloigne. Le secret doit être gardé jusqu'au dernier instant. Le colonel Campbell surveille chaque mouvement. Ses espions sont à l'affût. Et au large croisent des navires français arborant le drapeau blanc, chargés d'empêcher toute tentative de fuite et comptant peut-être parmi leurs équipages des assassins que l'on débarquera sur une plage déserte de l'île.