- Citoyens, je suis vivement touché par tous les sentiments que vous montrez, lance-t-il depuis l'escalier. Vos vœux seront exaucés. La cause de la Nation triomphera encore !
L'acclamation déferle. « Vive l'Empereur ! Vive la nation ! »
- Vous avez raison, reprend-il, de m'appeler votre Père. Je ne vis que pour l'honneur et le bonheur de la France. Mon retour dissipe toutes vos inquiétudes ; il garantit la conservation de toutes les propriétés. L'égalité entre toutes les classes et les droits dont vous jouissez depuis vingt-cinq ans, et après lesquels nos pères ont tant soupiré, forment aujourd'hui une partie de votre existence. Ma présence les assure.
Si cet enthousiasme se propage, s'il embrase l'armée, alors plus rien ne pourra m'arrêter.
Il éprouve ce sentiment de paix intérieure et de fierté qu'il a si souvent ressenti au cours de sa vie, quand ce qu'il avait conçu, un plan qui pouvait paraître chimérique, se réalisait.
C'est à cela qu'il pense en montant la route du col Bayard, puis en faisant halte à Corps et en s'avançant vers Laffrey.
La petite armée est maintenant entourée de paysans qui veulent marcher vers Paris, se joindre aux soldats. Il faut les en dissuader. Il est l'Empereur, un homme de la nation, mais d'une nation en ordre et non d'un pays en révolution. Et puis rien n'est joué encore.
Sur la route, voilà pour la première fois des troupes qui barrent le chemin dans ce défilé de Laffrey qui commande la descente vers Grenoble et qu'on ne peut contourner.
C'est ici que le destin décide de mon entreprise.
Il appelle un officier de la Garde. Qu'il aille porter ce message au commandant de ce bataillon, sans doute le 5e de ligne : « L'Empereur va marcher sur vous. Si vous faites feu, le premier coup de fusil sera pour lui. »
Il n'attend même pas que l'officier revienne. Il marche seul, les mains tenant les revers de sa redingote.
Si je ne meurs pas ici, j'irai jusqu'à Paris.
Il entend la voix d'un officier du 5e de ligne qui donne l'ordre d'ouvrir le feu. Les fusils se lèvent, mais aucun coup ne part. Il marche lentement.
Si je dois mourir, que ce soit ici.
Il n'est qu'à quelques mètres. Il voit les visages de ces soldats, leurs insignes. C'est bien le 5e de ligne.
- Soldats du 5e ! crie-t-il d'une voix forte et assurée. Je suis votre Empereur ! Reconnaissez-moi !
Il s'approche encore d'un pas.
- Reconnaissez-moi ! reprend-il plus haut. S'il est parmi vous un soldat qui veuille tuer son Empereur, me voilà !
Une voix, mille voix. « Vive l'Empereur ! » Les soldats se précipitent, fusils levés au-dessus de leurs têtes, certains arborent une cocarde tricolore. On l'entoure de toutes parts.
Il est au bord des larmes. Il sent ses lèvres qui tremblent. La porte du destin est grande ouverte sur l'avenir.
Il donne l'ordre aux soldats de reprendre leurs rangs. Il les passe en revue. Il dit au général Drouot :
- Tout est fini maintenant, dans dix jours je serai aux Tuileries.
Il se dresse sur ses étriers. Lui qui souffre de plus en plus souvent de son corps lourd, de ses jambes, de son ventre, il ne ressent plus aucune douleur.
- Le trône des Bourbons n'existe que dans l'intérêt de quelques familles, clame-t-il. Toute la nation doit se dresser contre le retour à l'Ancien Régime.
Les soldats sont entourés par une foule de paysans qui crient : « Vive l'Empereur. »
Sur la route de Grenoble, il voit des troupes qui approchent, mais elles brandissent le drapeau tricolore et il reconnaît à leur tête le colonel La Bédoyère, l'un des meilleurs jeunes officiers de la Grande Armée, héroïque à la Moskova et durant la campagne de France. Que n'a-t-il fait de cet homme un général !
Il a rallié à l'Empereur les troupes sous son commandement, explique-t-il. Il annonce que la garnison de Grenoble est acquise, que la ville, malgré les autorités, attend l'Empereur. Puis il ajoute :
- Sire, plus d'ambition, plus de despotisme. Il faut que Votre Majesté abdique le système de conquêtes et d'extrême puissance qui a fait le malheur de la France et le vôtre.
Mais qui a refusé la paix ? Qui m'a contraint à la guerre pour me défendre ? Qui a-t-on voulu assassiner ? Que viennent de déclarer les Bourbons par ordonnance royale ? Que « Napoléon Buonaparte est traître et rebelle », qu'il faut lui « courir sus » et le traduire devant un conseil de guerre pour être fusillé sur simple constatation de mon identité !
Je suis, pour les souverains réunis au Congrès de Vienne et selon les mots que leur a soufflés Talleyrand, « l'ennemi et le perturbateur du monde, qui s'est placé hors des relations civiles et sociales et qu'il faut livrer à la vindicte publique ».
Voilà ce que veulent faire de moi mes ennemis ! Et Ney, le prince de la Moskova, promet de me ramener à Paris dans une cage de fer ! Et les Bourbons demandent l'aide de l'Europe pour abattre le Monstre ! Moi. Que leur importe la France !
Il se tourne vers La Bédoyère, puis il montre les paysans qui marchent vers Grenoble.
- Je ne suis pas seulement, comme on l'a dit, l'Empereur de ces soldats, je suis celui des paysans, des plébéiens, de la France. Ainsi vous voyez le peuple revenir vers moi. Il y a sympathie entre nous. Je suis sorti des rangs du peuple. Ma voix agit sur lui.
Il est vingt et une heures, ce mardi 7 mars 1815. Les grenadiers enfoncent les portes de Grenoble. Napoléon avance dans les rues. Et il se sent ivre de joie. Il n'a jamais connu cela, pense-t-il, même aux plus grands jours de l'Empire, ce délire de la foule, ces chants, ces cris, ces danses. Que sera-ce à Paris ?
La foule assiège l'hôtel des Trois Dauphins où il s'est installé. Il ouvre la croisée. Il voit tous ces visages, il entend cette houle des voix.
- Citoyens ! commence-t-il. Lorsque dans mon exil j'appris tous les malheurs qui pesaient sur la nation, que tous les droits du peuple étaient méconnus, je ne perdis pas un moment, je débarquai sur le sol de la patrie et je n'eus en vue que d'arriver avec la rapidité de l'aigle dans cette bonne ville de Grenoble, dont le patriotisme et l'attachement à ma personne m'étaient particulièrement connus ! Dauphinois, vous avez rempli mon attente !
Il parcourt les salons de l'hôtel. Une petite foule s'y presse.
Les notables sont revenus. Ils me présentent avec leur échine leurs hommages serviles.
Il se penche vers Bertrand, il murmure :
- Jusqu'à Grenoble, j'étais un aventurier, me voici redevenu prince.
Qui peut l'arrêter maintenant ?
Est-ce Soult, qui vient de déclarer que « Bonaparte n'est qu'un aventurier » ? Dans combien de jours se ralliera-t-il à moi ? Sont-ce le comte d'Artois et Macdonald qui tentent en vain de rallier à eux les troupes de la garnison de Lyon, qui toutes arborent la cocarde tricolore ?
Il chevauche de Grenoble à Lyon, au milieu de l'enthousiasme. Au faubourg de la Guillotière, la foule est si dense qu'il ne peut avancer. Macdonald et le comte d'Artois se sont enfuis. On hurle autour de lui : « À bas les prêtres ! », « Mort aux royalistes ! », « À la lanterne, les ci-devant ! », « À l'échafaud, les Bourbons ! », « Vive Napoléon, vive l'Empereur ! »
Il avait arrêté la Révolution, canalisé cette énergie chaotique qui naissait d'elle, et voici qu'elle se répand à nouveau, par la faute de ces Bourbons qui n'ont rien appris et rien oublié.