Lui, la joue dans le genre passif, style : je ne pense pas, j'attends.
Craintif, j'approche du bloc qui me fait songer à la pierre noire de La Mecque, modèle réduit. Les cadrans sont disposés les uns au-dessus des autres. Quatre trous de serrure les flanquent. Sous chacun d'eux sont inscrits une lettre et un chiffre.
J'examine longuement ce bigntz.
Mon caberluche bat le beurre ! Des bribes de pensées s'agglutinent. Des images naissent. Des certitudes s'élaborent.
Je finis par ressortir mon légendaire calepin, sélectionne une page aussi vierge que la Cicciolina lors de son baptême, et note consciencieusement les lettres et les chiffres inscrits sur la carène.
Tu sais quoi, Eloi ?
Je songe aux quatre petites clés plates trouvées dans un talon de la mère Gudule. Par « acquisition de conscience », dirait le Gros, je relève l'empreinte des serrures sur un autre feuillet de mon carnet.
La trouillasse qui me nouait les tripes se dissipe. Un signe à Nez-de-dromadaire, mon guide, et nous partons rejoindre les autres.
A l'arrière de la Land-Rover, Marie-Marie et Antoinette se sont endormies, enlacées, sur la banquette.
Somptueux tableau qui me mettrait des larmes plein les yeux si j'avais le temps de les laisser sécher !
38
A l'instigation de l'impératrice, Poléon IV décida d'organiser la réception du sacreChez Finfin, dans le quartier de l'ancienne Halle aux vins. C'est dans cet établissement que Berthe avait rencontré son Empereur alors qu'elle y travaillait en qualité de maîtresse servante. Le taulier était mort d'une cirrhose entretenue avec amour. Depuis son décès, beaucoup de picrate avait coulé sous le pont.
L'établissement repris par un sien neveu, surnommé La Sardine, crevure huileuse faisant songer aux tuberculeux d'avant les sulfamides, aurait périclité, si le nouveau propriétaire n'avait eu pour épouse une solide luronne originaire d'Europe centrale, qui ne rechignait pas à relever ses harnais et à se faire tirer « toute debout » dans l'appentis de la cour pour peu qu'on le lui demandât poliment.
Cette pratique drainant une forte clientèle masculine, les affaires marchaient très convenablement.
La nostalgie du passé avait donc conduit le couple impérial à choisir ce lieu pour y consacrer sa prodigieuse élévation sociale. On avait tapissé les murs de drapeaux tricolores et d'un poster géant représentant le descendant de l'Empereur en petit caporal.
La société, peu nombreuse mais de qualité, réunissait quelques parents, les membres d'un club bouliste auquel avait jadis appartenu Alexandre-Benoît, et une escouade de blaireaux à trogne écarlate qui se blindaient la gueule avec lui les soirs où une soif incoercible l'emparait.
Le dernier des Ramolino avait troqué sa redingote vert olive contre une sorte de tunique rouge, taillée dans le velours d'un ancien rideau de scène ayant appartenu au Caméo Casino-Ciné d'une banlieue chiatoire. Sans doute était-il moins majestueux qu'il ne l'imaginait, mais il gagnait en pittoresque ce qu'il perdait en souveraineté. Un producteur de cinéma avisé n'aurait pas hésité à engager les bijoux de sa femme au mont-de-piété pour lui signer un contrat.
De ce côté, Berthe-Joséphine se la donnait impératrice à fond-la-caisse. Elle déployait un maintien hautain, accordait des sourires parcimonieux de constipé saluant des premières selles « conformes », distribuait des tapes mutines avec un éventail (emprunté aux campagnes espagnoles).
Le beaujolais nouveau coulait d'abondance, comme d'un chéneau le trop-plein d'un orage. Les convives déjà ivres entonnaient tour à tour La peau de couille et La petite Amélie. Il y eut bien un ténorino d'origine italienne pour se risquer dans le grand air de Manon, mais on le conspua et il s'en fut bouder derrière le portemanteau de l'entrée. Alfred, le coiffeur, amant en titre de la Bérurière, organisait « la claque » de cette réunion mondaine. Au moindre fléchissement du vacarme, il brandissait son verre en clamant :
— Pour l'Empereur et l'Impératrice, hip ! hip ! hip !..
— Hourra ! complétaient les homme liges.
Voyant que le nombre de soûlés s'accroissait vertigineusement, l'inconstante Joséphine souffla à l'oreille de son homme qu'il était temps de procéder à la cérémonie du sacre.
L'imminent Empereur qui commençait lui-même à patouiller de la menteuse en convint. Choquant à plusieurs reprises son verre vide contre une bouteille pleine, il requit le silence et l'obtint.
— Les mecs, annonça-t-il, c't'ici que les éteignoires s'éteignirent, l'moment d'me faire sacrer est v'nu. Si l'dévoué personnel voudrerait bien aménager l'autel, j'y saurais un plein pot d'gré.
Aussitôt on fit droit à son désir. Les loufiats et les tauliers groupèrent quatre tables pour former une estrade. On plaça deux fauteuils côte à côte sur ce praticable. Une chaise servit d'escalier.
Galamment aidée par son monarque, Berthe se jucha et il la suivit. Dès lors, les acclamations crépitèrent, que Napoléon jugula d'un geste romain.
S'adressant à Alfred, il demanda, soucieux :
— T'as la couronne ?
— Yes, Sandre ! répondit le grand chambellan.
Il s'en fut retirer de sous le comptoir, l'impérial couvre-chef. Celui-ci n'était pas en or, ni d'aucun métal, simplement en plastique authentique représentant des lauriers dorés. Il s'en saisit avec ferveur et revint au trône.
— Le pape ! Où qu'est l'pape ? hurla soudain l'Encouronnable.
Il y eut un moment de confusion, voire de panique : Pie VII avait disparu.
Ils le retrouvèrent aux cagoinces, en train de s'expliquer avec une vieille prostate inopérable.
On avait déniché, chez un vague costumier des Puces, une sorte de soutane blanche trop longue pour lui et dans laquelle il se prenait les pinceaux en marchant car il mesurait un mètre cinquante. Une calotte de rabbin, passée au blanc d'Espagne, complétait la tenue du saint homme.
Il possédait une barbe grise où s'étaient réfugiés les reliefs du repas (il lui était difficile de s'alimenter avec une mâchoire pourvue seulement de trois molaires obstinées).
— J't'avais dit d't'raser, Marcel ! bougonna l'Illustre.
Le vieux mec hocha la tête en manière d'excuse.
— Tu t'rappelles ton tesque, z'au moins ?
— Fais-toi pas d'souci.
— Alors, go !
Le merlan présenta la couronne au papounet qui s'en saisit malassurément.
Et déclama :
— Alexandre-Benoît, né Ramolino par la grâce de Dieu, en vertu des pouvoirs qui m'sont confédérés, en mon nom et au nom du président de la République, je te promouve empereur des Français à part entière pour toute la durée de ta vie et au-delà.
Il voulut coiffer l'auguste tête de l'impérial attribut ; las ! sa courte taille l'en empêcha et il le fit tomber.
L'Empereur le ramassa en fulminant :
— Quand on est bon à nibe, on est bon à nibe, bordel à cul !
Rejoignant involontairement la vérité historique, il ceignit lui-même son front.
La foule laissa éclater sa liesse. Chaviré par le boucan, Sa Sainteté Marcel chut de l'estrade improvisée, se fêlant trois côtes.
Très belle manifestation, vraiment. A coup sûr, elle resterait dans les mémoires.
Ce fut au moment où Sa Majesté Napoléon IV, cédant à une demande collective, se mettait à chanter « Introduis-moi ton pouce dans le train et qu'on en finisse », que l'événement se produisit.
La porte du bistrot s'ouvrit à demi, mais personne n'entra, sinon l'aigre bise qui se mit à siffler dans l'estanco comme un arbitre de foot auquel vingt-deux joueurs font un bras d'honneur en même temps.