Выбрать главу

Je me suis tout de suite mis à pleurer. À gros sanglots. J'ai sangloté ainsi pratiquement toute une semaine sans répit. J'ai sangloté à l'enterrement. Personne ne pouvait me toucher, pas même Shauna ou Linda. Je dormais seul dans notre lit, la tête enfouie dans l'oreiller d'Elizabeth, essayant de sentir son odeur. J'ouvrais ses placards et pressais ses vêtements contre mon visage. Rien de tout cela ne me réconfortait. C'était bizarre et ça faisait mal. Mais c'était son odeur, une partie d'elle-même, et je ne pouvais m'en empêcher.

Des amis bien intentionnés — souvent la pire espèce — me servaient les platitudes d'usage. Je suis donc bien placé pour vous mettre en garde: contentez-vous de me présenter vos plus profondes condoléances. Ne me dites pas que je suis jeune. Ne me dites pas que ça ira mieux. Ne me dites pas qu'elle est dans un monde meilleur. Ne me dites pas que ça fait partie d'un plan divin. Ne me dites pas que j'ai eu de la chance de vivre un tel amour. Tous ces clichés me font grimper aux rideaux. En regardant — ça ne va pas paraître charitable — le crétin qui les profère, je me demande pourquoi il respire toujours alors que mon Elizabeth est en train de pourrir sous terre.

J'ai aussi entendu des conneries du style: « Avoir aimé et perdu, c'est déjà positif ». Encore une idée fausse. Je vous assure, ce n'est pas positif. Qu'on n'aille pas me montrer le paradis pour ensuite le réduire en cendres. Voilà pour l'aspect égoïste. Moi, ce qui me rendait malade — réellement malade —, c'était de songer à tout ce dont Elizabeth avait été privée.

Vous n'imaginez pas le nombre de fois où je vois quelque chose, où je fais quelque chose qui lui aurait plu, et rien que d'y penser la blessure se remet à saigner.

Les gens se demandent si j'ai des regrets. La réponse est: un seul. Je regrette chaque minute où j'ai été occupé à autre chose qu'à rendre Elizabeth heureuse.

— Docteur Beck?

— Encore une petite seconde.

La main sur la souris, j'ai fait glisser le curseur sur l'icône « Lire ». J'ai cliqué dessus, et le message est apparu:

A: dbeckmd@nyhosp.com

De: 13943928@comparama.com

Objet: E.P. + D.B. /////////////////////

Message: Clique sur ce lien, heure du baiser, anniversaire.

Un bloc de béton me pesait sur la poitrine.

Heure du baiser?

Ça ne pouvait être qu'une blague. Les énigmes, ce n'est pas mon fort. La patience non plus.

J'ai empoigné la souris et fait glisser le curseur sur le lien hypertexte, puis cliqué et entendu le cri primal du modem, appel nuptial de la machine. On a un vieux système, à la clinique. Le navigateur a mis du temps à apparaître. J'ai patienté en me disant: Heure du baiser, comment a-t-il su, pour l'heure du baiser?

Le logiciel de navigation s'est ouvert. Avec un message d'erreur.

J'ai froncé les sourcils. Qui diable a pu envoyer cela? J'ai refait une tentative, pour retomber sur « Erreur ». Le lien était rompu.

Qui diable est au courant, pour l'heure du baiser?

Je n'en ai jamais parlé. Elizabeth et moi, on n'en discutait guère, sans doute parce qu'il n'y avait pas de quoi en faire un plat. Sentimentaux comme nous l'étions, ces choses-là, nous les gardions pour nous. C'est assez gênant au fond, mais à l'époque, au moment de ce premier baiser, j'avais noté l'heure. Comme ça, pour m'amuser. En m'écartant, j'avais regardé ma montre et dit: « Six heures et quart ».

Et Elizabeth avait répondu: L'heure du baiser.

J'ai contemplé le message. Cette histoire commençait à m'énerver sérieusement. Je ne trouvais pas ça drôle, mais alors pas drôle du tout. Envoyer un e-mail cruel, c'est une chose, mais…

Heure du baiser.

Eh bien, l'heure du baiser c'était dix-huit heures quinze, demain. Je n'avais pas vraiment le choix. J'étais obligé d'attendre.

Soit.

J'ai copié l'e-mail sur une disquette, au cas où. Puis j'ai activé les options d'impression et cliqué sur « Tout imprimer ». Je ne m'y connais pas beaucoup en informatique, mais je sais qu'on peut parfois retrouver l'origine d'un message à partir de tout le charabia en bas de page. L'imprimante s'est mise à ronronner. J'ai jeté un nouveau coup d'œil sur l'objet. Recompté les barres. Il y en avait bien vingt et une.

J'ai repensé à l'arbre et à ce premier baiser, et là, dans mon bureau exigu, confiné, j'ai senti l'odeur du Pixie Stick à la fraise.

2

Une autre surprise du passé m'attendait à la maison.

J'habite de l'autre côté du pont George-Washington, dans une banlieue résidentielle du nom de Green River, dans le New Jersey, où, contrairement à l'appellation, il n'y a pas de rivière et où la verdure est toute rabougrie. J'habite dans la maison de mon grand-père. Je suis venu vivre avec lui et tout le cortège de gardes-malades d'origine étrangère qui se sont succédé quand Nana est morte il y a trois ans.

Grand-père a la maladie d'Alzheimer. Son cerveau est un peu comme un vieux poste de télévision en noir et blanc dont l'antenne en V serait endommagée. Il fonctionne par intermittence, certains jours mieux que d'autres; il faut tenir les branches de l'antenne d'une façon précise, sans bouger, mais malgré tout l'image continue à sauter. Enfin, c'est comme ça que ça se passait jusqu'à ces derniers temps. À présent — pour s'en tenir à la métaphore —, la télé s'allume à peine.

Je n'ai jamais beaucoup aimé mon grand-père. C'était un personnage autoritaire, à l'ancienne mode, arrivé à la force du poignet, et qui dispensait son affection proportionnellement à votre réussite. Un type bourru, peu expansif, un macho de la vieille école. Alors un petit-fils à la fois sensible et peu sportif, même avec de bonnes notes, n'avait pas grand intérêt à ses yeux.

Si j'étais venu m'installer avec lui, c'est parce que je savais que, sans ça, ma sœur l'aurait accueilli chez elle. Elle était comme ça, Linda. Quand on chantait à la colonie de vacances de Brooklake qu'«Il tient le monde entier entre ses mains », elle prenait les paroles un peu trop à cœur. Elle se serait sentie obligée de le faire. Sauf que Linda avait un fils, une compagne, des responsabilités. Et pas moi. J'ai donc déménagé, histoire de la devancer. J'aimais bien vivre ici, du reste. C'était tranquille.

Chloe, ma chienne, a accouru en remuant la queue. Je l'ai grattée derrière ses oreilles tombantes. Elle s'est abandonnée un petit moment, puis s'est mise à lorgner sa laisse.

— Donne-moi une minute, lui ai-je dit.

Chloe n'aime pas cette phrase. Elle m'a jeté un regard — chose pas facile quand vos poils vous cachent totalement les yeux. Chloe était un bearded collie, le parangon des chiens de berger. Elizabeth et moi l'avions achetée juste après notre mariage. Elizabeth adorait les chiens. Moi pas, à l'époque. Mais maintenant, si.

Chloe s'est plaquée contre la porte d'entrée. Elle a regardé la porte, puis m'a regardé moi, puis à nouveau la porte. Le message était on ne peut plus clair.

Grand-père était avachi devant un jeu télévisé. Il ne s'est pas tourné vers moi; à vrai dire, il n'avait pas l'air de voir l'écran non plus. Son visage était figé en une sorte de masque pâle et rigide, le masque de la mort. Le masque se décomposait quand on lui changeait sa couche. Alors ses lèvres se pinçaient, ses traits s'affaissaient. Ses yeux s'embuaient, et quelquefois une larme s'en échappait. À mon avis, c'est là qu'il est le plus lucide, dans ces moments où il préférerait de loin être sénile. Dieu ne manque pas d'humour.