Carlson a retiré ses lunettes et fermé les yeux. Quelle pagaille… La pagaille l'indisposait. Les trous dans le raisonnement, c'était prévisible, mais là, c'étaient carrément des gouffres. D'un côté, le rapport d'autopsie confirmait sa thèse de départ, comme quoi le meurtre d'Elizabeth Beck avait été maquillé en une œuvre de KillRoy. Seulement, si c'était vrai, leur raisonnement prenait l'eau par l'autre bout.
Il s'est efforcé de procéder étape par étape. Tout d'abord, pourquoi Beck tenait-il tant à consulter ce dossier? En surface, la réponse était maintenant évidente. Quiconque examinait ces résultats de près pouvait se rendre compte que KillRoy avait fort peu de chances d'être l'auteur de l'assassinat. Ce n'était pas une certitude, bien sûr. Les tueurs en série, contrairement à ce qu'on peut lire, ne sont pas rivés à une routine. KillRoy aurait pu changer de mode opératoire ou bien chercher à varier les plaisirs. Cependant, au vu de ce que Carlson venait de lire, il y avait de quoi se poser des questions.
Mais la grande question qui découlait de tout ça, c'était: Comment se fait-il que personne n'a relevé ces incohérences à l'époque?
Carlson a dressé la liste des raisons possibles. KillRoy n'avait jamais été poursuivi pour le meurtre d'Elizabeth Beck. Il comprenait maintenant pourquoi. Peut-être les enquêteurs avaient-ils soupçonné la vérité. Peut-être avaient-ils pris conscience que leur première hypothèse ne cadrait pas, mais que le divulguer apporterait de l'eau au moulin des avocats de KillRoy. Le problème, quand on enquête sur un tueur en série, c'est que, à force de ratisser large, il y a toujours un détail qui vous glisse entre les doigts. La défense n'a plus qu'à se saisir d'une affaire, à en pointer les contradictions, et ça rejaillira sur tout le reste. En l'absence d'aveux, on juge donc rarement ce type d'individu pour tous les meurtres à la fois. On procède pas à pas. Conscients de cela, les enquêteurs avaient probablement décidé de faire l'impasse sur l'assassinat d'Elizabeth Beck.
Mais cette version-là avait aussi ses failles.
Le père et l'oncle d'Elizabeth Beck — tous deux dans les forces de l'ordre — avaient vu le corps. Ils avaient sans doute lu ce rapport d'autopsie. N'auraient-ils pas réagi face à toutes ces incohérences? Auraient-ils laissé courir son assassin pour faire porter le chapeau à KillRoy? Carlson en doutait.
Alors, où cela le menait-il?
Il a continué à lire le dossier. Une autre surprise l'attendait. L'air conditionné commençait à le réfrigérer sérieusement; il était transi jusqu'aux os. Baissant la vitre, il a retiré la clé du contact. En haut de la page, on lisait: Rapport toxicologique. À l'issue des tests, cocaïne et héroïne avaient été découvertes dans le sang d'Elizabeth Beck. Qui plus est, il y en avait des traces dans les cheveux et les tissus, témoignant d'une consommation régulière.
Est-ce que ça collait?
Il était en train d'y réfléchir quand son portable a sonné. Il l'a sorti.
— Carlson.
— On a trouvé quelque chose, a dit Stone.
Carlson a reposé le dossier.
— Quoi?
— Beck. Sa place est réservée sur un vol à destination de Londres, partant de JFK. L'avion décolle dans deux heures.
— J'arrive tout de suite.
En marchant, Tyrese a posé une main sur mon épaule.
— Toutes des salopes, a-t-il assené pour la énième fois. On peut pas leur faire confiance.
Je n'ai pas pris la peine de répondre.
J'ai été surpris au début de la rapidité avec laquelle il a localisé Helio Gonzalez, même si, au fond, le réseau de la rue devait fonctionner aussi bien que n'importe quel autre. Demandez à un trader de chez Morgan Stanley de vous trouver son homologue chez Goldman Sachs: ce sera fait en quelques minutes. Demandez-moi d'adresser un patient à pratiquement n'importe quel médecin de la région: un seul coup de fil suffit. Pourquoi serait-ce différent dans le milieu de la pègre?
Helio sortait tout juste d'un séjour de quatre années à l'ombre pour vol à main armée. Cela se voyait. Lunettes noires, cheveux en brosse, T-shirt blanc sous une chemise en flanelle boutonnée seulement en haut qui ressemblait à une cape ou à des ailes de chauve-souris, aux manches retroussées sur de grossiers tatouages de prison, sous lesquels saillaient les muscles. Ça se reconnaît facilement, les muscles de prison, à leur aspect lisse comme du marbre, par rapport à la gonflette des salles de fitness.
On s'est assis sur un perron quelque part dans Queens. Je ne saurais dire où exactement. Un rythme latino me martelait la poitrine. Des femmes brunes en débardeurs ultramoulants sont passées nonchalamment devant nous. Tyrese a hoché la tête dans ma direction. Je me suis tourné vers Helio. Il me regardait en ricanant. J'ai vu le topo, et un mot, un seul, m'est venu à l'esprit: fumier. Un fumier imperméable, inaccessible aux sentiments. Il suffisait de le regarder pour mesurer les dégâts qu'il continuerait à laisser dans son sillage. La question était de savoir combien. Je me rendais bien compte que cette opinion n'était pas charitable. Au regard des apparences, on pouvait en dire autant de Tyrese. Ça n'avait pas d'importance. Elizabeth croyait peut-être à la rédemption des endurcis, des anesthésiés de la conscience. Moi, j'y travaillais encore.
— Il y a quelques années, vous avez été arrêté pour le meurtre de Brandon Scope, ai-je commencé. Je sais que vous avez été relaxé, je ne suis pas là pour vous chercher des ennuis. Mais j'ai besoin de connaître la vérité.
Helio a ôté ses lunettes. Il a jeté un coup d'œil sur Tyrese.
— Tu m'as amené un flic?
— Je ne suis pas un flic, ai-je dit. Je suis le mari d'Elizabeth Beck.
J'attendais une réaction. Il n'y en a pas eu.
— C'est la femme qui vous a fourni votre alibi.
— Je sais qui c'est.
— Était-elle avec vous ce soir-là?
Helio a pris son temps.
— Ouais, a-t-il fait lentement, révélant ses dents jaunes dans un sourire. Elle a passé toute la nuit avec moi.
— Vous mentez.
Helio s'est retourné vers Tyrese.
— C'est quoi, ça, mec?
— J'ai besoin de connaître la vérité, ai-je répété.
— Vous croyez que je l'ai tué, ce Scope?
— Non, ce n'est pas vous, je le sais.
Ça l'a pris de court.
— C'est quoi, ce cirque?
— J'ai besoin d'une confirmation.
Helio attendait.
— Étiez-vous avec ma femme ce soir-là, oui ou non?
— Vous voulez que je vous raconte quoi?
— La vérité.
— Et si la vérité est qu'elle a passé la nuit avec moi?
— Ce n'est pas la vérité.
— Comment pouvez-vous en être aussi sûr?
Tyrese s'est interposé.
— Dis-lui ce qu'il veut savoir.
Une fois de plus, Helio a pris son temps.
— C'est comme elle a dit. Je me la suis fait, OK? Désolé, mec, c'est ce qui est arrivé. On n'a pas arrêté de la nuit.
J'ai regardé Tyrese.
— Laissez-nous seuls une seconde, d'accord?
Tyrese a hoché la tête, s'est levé et a regagné la voiture, garée plus bas dans la rue. Il s'est adossé à la portière, les bras croisés, Brutus à ses côtés. J'ai reporté mon regard sur Helio.
— Où avez-vous connu ma femme?
— Au centre.
— Elle a essayé de vous aider?
Il a haussé les épaules, sans me regarder.
— Vous connaissiez Brandon Scope?
À en juger par l'expression fugitive de son visage, j'ai eu l'impression qu'il avait peur.
— Je me casse, mec.
— Il n'y a que vous et moi, Helio. Vous pouvez me fouiller, je n'ai pas de micro sur moi.
— Vous voulez que je fiche en l'air mon alibi?