— Oui, il a un porta…
— Dis-lui: Le Dauphin. Je l'y attendrai ce soir.
— Qu'est-ce que…
Elizabeth s'est faufilée rapidement devant elle, a risqué un œil par la porte des toilettes, s'est glissée dans le couloir.
— Il comprendra, a-t-elle affirmé.
Et elle est partie.
41
Comme d'habitude, Tyrese et moi sommes montés à l'arrière. Le ciel matinal était couleur de cendres, couleur de pierre tombale. Une fois de l'autre côté du pont George-Washington, j'ai indiqué le chemin à Brutus. Derrière ses lunettes noires, Tyrese étudiait mon visage. Finalement, il a demandé:
— On va où?
— Chez mes beaux-parents.
Il attendait que j'en dise plus.
— Lui est flic, ai-je ajouté.
— Quel est son nom?
— Hoyt Parker.
Brutus a souri. Tyrese aussi.
— Vous le connaissez?
— Jamais travaillé avec lui, mais le nom m'est connu, oui.
— Comment ça, « travaillé avec lui »?
Tyrese a balayé mes questions d'un geste de la main. On était sortis de la ville. J'en avais vécu, des expériences surréalistes ces trois derniers jours: sillonner mon ancien quartier avec deux dealers dans une voiture aux vitres teintées en était une autre. J'ai donné de nouvelles indications à Brutus jusqu'à ce qu'on arrive devant la maison pleine de souvenirs de Goodhart Road.
Je suis descendu. Brutus et Tyrese sont repartis sur les chapeaux de roues. Je me suis approché de la porte et j'ai écouté le long carillon. Les nuages s'étaient assombris. Un éclair a zébré le ciel. J'ai à nouveau appuyé sur le carillon. La douleur a irradié le long de mon bras. J'avais toujours horriblement mal, après l'effort physique combiné à la torture de la veille. Un instant, je me suis demandé ce que je serais devenu sans l'intervention de Tyrese et Brutus. Mais je me suis empressé de chasser cette pensée. Finalement, j'ai entendu la voix de Hoyt:
— Qui est-ce?
— Beck.
— C'est ouvert.
J'ai tendu la main vers le bouton de la porte. Juste avant de toucher le cuivre, j'ai marqué une pause. Bizarre. Le nombre de fois où j'étais venu ici, et jamais dans mon souvenir Hoyt n'avait demandé qui c'était. Il était de ces hommes qui préfèrent la confrontation directe. Pas du genre à se cacher dans les buissons. Il n'avait peur de rien et, bon sang, chacun de ses pas le clamait. Quand on sonnait à sa porte, il l'ouvrait et se plantait droit devant vous.
J'ai jeté un regard en arrière. Tyrese et Brutus étaient partis — pas assez fous pour traîner dans une banlieue blanche devant la maison d'un flic.
— Beck?
Trop tard pour faire machine arrière. J'ai pensé au Glock. La main gauche sur le bouton, j'ai gardé la droite près de ma hanche. Juste au cas où. J'ai poussé le battant, puis passé la tête par l'entrebâillement.
— Je suis dans la cuisine! a crié Hoyt.
J'ai fermé la porte derrière moi. Le séjour sentait le désodorisant au citron, un de ces diffuseurs qu'on branche. J'ai trouvé l'odeur écœurante.
— Tu veux manger quelque chose? a demandé Hoyt.
Il était toujours invisible.
— Non, merci.
J'ai marché sur la moquette en direction de la cuisine. Les vieilles photos étaient toujours sur le manteau de la cheminée, mais cette fois-ci leur vue ne m'a pas perturbé. Quand mes pieds ont foulé le linoléum, j'ai regardé autour de moi. Personne. J'allais rebrousser chemin lorsque j'ai senti le contact du métal froid sur ma tempe. Une main m'a encerclé le cou et m'a tiré brutalement en arrière.
— Tu es armé, Beck?
Je n'ai ni bougé ni parlé.
Sans baisser le revolver, Hoyt a laissé retomber son bras et m'a palpé. Il a trouvé le Glock, l'a sorti, l'a jeté au loin, sur le lino.
— Qui t'a déposé?
— Deux amis, ai-je réussi à articuler.
— Quel genre d'amis?
— C'est quoi, ce cirque, Hoyt?
Il s'est reculé. J'ai fait volte-face. Le revolver était braqué sur ma poitrine. Le canon m'a paru énorme, pareil à une gueule béante prête à m'engloutir tout entier. J'avais du mal à détacher les yeux de ce froid et noir tunnel.
— Tu es venu ici pour me tuer? a demandé Hoyt.
— Quoi? Non.
Je me suis forcé à le regarder en face. Mal rasé, les yeux rouges, il vacillait sur ses pieds. Il avait picolé. Sacrement, même.
— Où est Mme Parker?
— En sécurité.
Drôle de réponse.
— Je l'ai éloignée.
— Pourquoi?
— Tu sais très bien pourquoi.
Possible. Du moins, je m'en doutais.
— Pourquoi aurais-je voulu vous faire du mal, Hoyt?
Il continuait à me viser à la poitrine.
— Tu caches toujours une arme sur toi, Beck? Je pourrais te faire boucler pour ça.
— Vous avez fait pire, ai-je rétorqué.
Son visage s'est allongé. Un sourd gémissement s'est échappé de ses lèvres.
— Qui avons-nous incinéré, Hoyt?
— Tu ne sais rien, nom d'un chien.
— Je sais qu'Elizabeth est vivante.
Ses épaules se sont affaissées sans que le revolver ne bouge d'un iota. J'ai vu sa main se raidir et j'ai cru un instant qu'il allait tirer. J'ai bien pensé à m'écarter d'un bond, mais de toute façon, s'il ne m'avait pas du premier coup, au second mon compte serait bon.
— Assieds-toi, a-t-il dit doucement.
— Shauna a vu le rapport d'autopsie. Nous savons que ce n'était pas Elizabeth, à la morgue.
— Assieds-toi, a-t-il répété, levant légèrement le revolver.
Là, je pense qu'il aurait tiré si je n'avais pas obéi. Il m'a reconduit au salon. Je me suis assis sur l'immonde canapé qui avait été témoin de tant de moments mémorables, mais j'avais le pressentiment qu'il s'était agi de simples bluettes comparées au feu de joie qui ne tarderait pas à embraser cette pièce.
Hoyt a pris place en face de moi. Son arme était toujours en l'air, dirigée sur moi. Pas une seconde il n'avait laissé reposer sa main. Ça devait faire partie de son entraînement. Il paraissait à bout. On aurait dit un ballon percé en train de se dégonfler quasi imperceptiblement.
— Que s'est-il passé?
Il n'a pas répondu à ma question.
— Pourquoi crois-tu qu'elle est vivante?
J'ai hésité. Aurais-je fait fausse route? Se pouvait-il que Hoyt ne soit pas au courant? Non, ai-je décidé rapidement. Il avait vu le corps à la morgue. C'est lui qui l'avait identifiée, il était forcément impliqué. Soudain je me suis rappelé l'e-mail.
Ne le dis à personne…
Aurais-je commis une erreur en venant ici?
Encore une fois, non. Le message avait été envoyé avant tout cela — pratiquement dans une autre vie. Il fallait prendre une décision. Et persister, agir.
— Tu l'as vue? m'a-t-il demandé.
— Non.
— Où est-elle?
— Je ne sais pas.
Hoyt, brusquement, a incliné la tête. Un doigt sur les lèvres, il m'a intimé le silence. Se levant, il est allé à pas de loup vers la fenêtre. Les stores étaient tous baissés. Il a jeté un coup d'œil par le côté.
Je me suis levé.
— Assieds-toi.
— Tuez-moi, Hoyt.
Il m'a dévisage.
— Elle a des ennuis, ai-je dit.
— Et tu crois que tu peux l'aider?
Il s'est esclaffé avec mépris.
— Je vous ai sauvé la vie à tous les deux, ce fameux soir. Et toi, qu'as-tu fait?
Quelque chose s'est contracté dans ma poitrine.
— J'ai été assommé.
— C'est vrai, oui.
— Vous…
J'avais peine à articuler.
— Vous nous avez sauvés?