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— Mon boulot était d'examiner toutes les possibilités, a-t-il poursuivi d'une voix monocorde. On avait fait appel aux autorités fédérales. Même le père et l'oncle d'Elizabeth étaient tenus au courant de l'évolution de l'enquête. On a fait tout ce qui était en notre pouvoir.

Je ne supportais plus cette conversation.

— Bon sang, vous voulez quoi, Lowell?

Il s'est levé, a glissé les pouces sous sa ceinture afin de remonter son pantalon. Pour me dominer, je pense. Histoire de mieux m'intimider.

— Un prélèvement sanguin. Votre sang.

— Pour quoi faire?

— Au moment de l'enlèvement de votre femme, vous avez été agressé.

— Et alors?

— On vous a frappé avec un instrument contondant.

— Vous le savez, tout ça.

— Oui, a dit Lowell.

Il s'est encore essuyé le nez et, après avoir rangé son mouchoir, s'est mis à arpenter la pièce.

— Quand on a découvert les corps, on a trouvé également une batte de base-ball.

Ma tête recommençait à palpiter douloureusement.

— Une batte?

Il a acquiescé.

— Enterrée avec les cadavres. Une batte en bois.

— Je ne comprends pas, a coupé Linda. Quel rapport avec mon frère?

— On a relevé du sang séché dessus. Qu'on a identifié comme appartenant au groupe B+.

Il a incliné la tête vers moi.

— Votre groupe sanguin, docteur Beck.

On a tout repris depuis le début. Le rituel de l'encoche sur l'arbre, la baignade dans le lac, le bruit de la portière, mes fébriles et pitoyables efforts pour regagner la rive.

— Vous vous rappelez être retombé dans le lac? m'a-t-il demandé.

— Oui.

— Et vous avez entendu votre femme crier?

— Oui.

— Puis vous avez perdu connaissance? Dans l'eau?

J'ai fait oui de la tête.

— À votre avis, quelle était la profondeur à cet endroit? Là où vous êtes tombé.

— Vous n'avez pas mesuré, il y a huit ans?

— Encore un peu de patience, docteur Beck.

— Je n'en sais rien. C'était assez profond.

— Vous n'aviez pas pied?

— Non.

— Bon, très bien. Que vous rappelez-vous, ensuite?

— L'hôpital.

— Rien entre le moment où vous vous êtes retrouvé dans l'eau et le moment de votre réveil à l'hôpital?

— Rien.

— Vous ne vous souvenez pas être sorti de l'eau? Vous ne vous souvenez pas être allé jusqu'à la cabane, avoir appelé une ambulance? Car vous avez fait tout ça. On vous a découvert sur le plancher de la cabane. Le téléphone était décroché.

— Je sais, mais je ne m'en souviens pas.

Linda a pris la parole.

— Vous croyez que ces deux hommes sont eux aussi victimes de… — elle a hésité — … KillRoy?

Elle avait baissé la voix. KillRoy. Le simple fait de prononcer son nom a jeté un froid dans la pièce.

Lowell a toussé dans son poing.

— Aucune idée, m'dame. Les seules victimes connues de KillRoy sont des femmes. Il n'a jamais caché un corps auparavant… en tout cas, pas à notre connaissance. Et comme les deux cadavres étaient décomposés, on ne sait pas s'ils ont été marqués.

Marqués. J'ai été pris de vertige. Fermant les yeux, je me suis efforcé de ne plus écouter.

3

Le lendemain matin, j'ai foncé au bureau très tôt, pour arriver deux heures avant mon premier rendez-vous. J'ai pianoté sur le clavier de l'ordinateur, retrouvé l'étrange e-mail, cliqué sur le lien. À nouveau, l'écran a affiché « Erreur ». Ce n'était pas vraiment une surprise. J'ai relu le message, encore et encore, comme pour en décrypter le sens caché. En vain.

La veille au soir, j'avais subi une prise de sang. Les tests ADN allaient prendre plusieurs semaines, mais le shérif Lowell pensait pouvoir récupérer les premiers résultats comparatifs plus rapidement. J'avais essayé de lui soutirer davantage d'informations, mais il n'avait pas desserré les dents. Il nous dissimulait quelque chose. Quoi, aucune idée.

En attendant mon premier patient, j'ai revisionné mentalement notre entretien. J'ai pensé aux deux cadavres. À la batte maculée de sang. Je me suis laissé aller jusqu'à penser aussi au marquage.

Le corps d'Elizabeth avait été trouvé au bord de la route 80 cinq jours après l'enlèvement. Le coroner a estimé qu'elle était morte depuis deux jours. Autrement dit, elle avait passé trois jours avec Elroy Kellerton, alias KillRoy. Trois jours. Seule avec un monstre. Trois levers et trois couchers de soleil, terrifiée, dans le noir et dans d'atroces souffrances. Je fais mon possible pour ne pas y songer. Il y a des lieux où il vaut mieux que l'esprit ne s'aventure pas; parce qu'il s'y égare nécessairement.

KillRoy avait été capturé trois semaines plus tard. Il avait reconnu avoir tué dix-huit femmes, lors d'une virée qui avait commencé par une étudiante à Ann Arbor et s'était terminée par une prostituée dans le Bronx. Les dix-huit victimes avaient été retrouvées au bord de la route, jetées là tel un tas d'ordures. Toutes marquées de la lettre K. Comme on marque le bétail. En d'autres termes, Elroy Kellerton avait pris un tisonnier en métal, l'avait plongé dans le feu, avait enfilé un gant de protection et, une fois le tisonnier chauffé à blanc, l'avait appliqué sur la jolie peau de mon Elizabeth dans un grésillement de chair brûlée.

Mon esprit partait dans la mauvaise direction, les images commençaient à affluer. Serrant les paupières, je me suis forcé à les chasser. Ça n'a pas marché. À propos, il était toujours en vie, KillRoy. Notre système d'appel offrait à ce monstre la possibilité de respirer, de lire, de parler, d'être interviewé sur CNN, de recevoir des visites de la part d'âmes charitables, de sourire. Pendant que ses victimes pourrissaient. Comme je l'ai déjà dit, Dieu ne manque pas d'humour.

Je me suis aspergé le visage d'eau froide et j'ai jeté un coup d'œil au miroir: une mine épouvantable. Les patients ont commencé à arriver à neuf heures. J'étais déconcentré, bien sûr. Je gardais un œil sur l'horloge murale, attendant l'«heure du baiser », six heures et quart. Mais les aiguilles avançaient comme si elles avaient baigné dans la mélasse.

Je me suis immergé dans le travail. J'ai toujours eu cette capacité-là. Gamin, je pouvais étudier des heures durant. À mon cabinet médical, je peux m'absorber dans le travail. C'est ce que j'ai fait après la mort d'Elizabeth. Certains me font remarquer que j'ai choisi de travailler plutôt que de vivre. Ce cliché, j'y réponds d'un simple: « En quoi ça vous regarde? »

À midi, j'ai avalé un sandwich au jambon et un Coca light avant de recevoir une nouvelle fournée de patients. Un garçon de huit ans avait vu un chiropracteur pour « réalignement vertébral » quatre-vingts fois au cours de l'année passée. Il n'avait pas mal au dos. C'était une arnaque montée par plusieurs chiropracteurs du coin. Ils offraient aux parents un poste de télévision ou un magnétoscope s'ils leur amenaient leurs gamins. Puis ils envoyaient la facture à Medicaid. Medicaid est une institution extraordinaire, indispensable, mais bonjour les abus. J'ai eu le cas d'un garçon de seize ans transporté en ambulance à l'hôpital… pour un vulgaire coup de soleil. Pourquoi une ambulance plutôt qu'un taxi ou le métro? Sa mère m'a expliqué qu'elle aurait dû payer le transport de sa poche ou bien attendre que l'État la rembourse. Alors que l'ambulance, c'est aux frais de Medicaid.

À cinq heures, j'ai salué mon dernier patient. Le personnel d'accueil partait à cinq heures et demie. J'ai attendu que le bureau soit vide pour m'installer devant l'ordinateur. À distance, j'entendais sonner les téléphones de la clinique. À partir de cinq heures et demie, les appels sont interceptés par un répondeur, qui fournit au correspondant plusieurs options possibles. Mais, pour une raison ou une autre, l'appareil ne se déclenche qu'à la dixième sonnerie. Ce bruit me tapait sur les nerfs.