– Oh, supplia Yuko, je t'en prie, raconte-moi!
– Cette histoire remonte au temps où le maître était samouraï.
– Soseki? Samouraï? Raconte, raconte, par pitié!
Horoshi but un verre de saké et, devant l'insistance du jeune homme, plongea dans ses souvenirs.
– Tout commença par magie…
II
25
Tout commença par magie. Un jour de l'hiver 18…, alors qu'il rentrait de la guerre, Soseki tomba amoureux d'une femme comme jamais il n'en avait rencontrée.
En ce temps-là, mon maître était samouraï de l'empereur.
Soseki avait participé à une cruelle bataille où son armée venait de remporter une éclatante, belle et imprévisible victoire. Il s'en revenait donc en vainqueur. Triomphant mais blessé. Un guerrier mort lui avait traversé l'épaule d'un coup de sabre après avoir eu la tête emportée par un boulet de canon. Il avait encore cette image devant les yeux: le goût de la boue et du sang plein la bouche, les guerriers de l'armée adverse se ruant sur lui, ce visage d'un ennemi traversé par le rictus de la haine. L'homme s'était jeté sur lui, prêt à l'embrocher. Puis il y avait eu la lame froide d'un sabre au-dessus de son front, une explosion, un fracas du tonnerre, et plus rien qu'un corps sans tête, un corps qui bougeait et marchait encore avant de s'effondrer sur lui et de lui planter le fil de sa lame dans l'épaule, de tout son poids de mort, comme pour mieux lui faire comprendre l'horreur d'un champ de bataille que ni l'un ni l'autre n'auraient dû connaître. Mais voilà. C'était le temps de l'honneur. C'étaient les joies de la guerre. Il fallait mourir ou revenir meurtri.
Le samouraï ne put jamais oublier l'image de cet homme sans tête. C'était ce qu'il lui avait été donné à voir de plus horrible de toute sa vie.
Après cela, il s'évanouit. On le laissa pour mort sur le champ de bataille. Il resta une nuit sous ce corps acéphale. Au matin, on finit par entendre ses gémissements. On retira le mort et on découvrit le visage horrifié de Soseki. On le soigna, mais il délira plusieurs jours. Une semaine plus tard, il avait encore la peur dans les yeux.
L'empereur vint le féliciter et Soseki en retira une certaine fierté, mais teintée tout de même par le regret de ce qu'il venait de vivre.
Lorsqu'il eut enfin recouvré ses forces, il prit le chemin du retour. Ce n'était pas tant sa blessure qui l'empêchait de continuer à guerroyer – il avait été blessé à six reprises depuis le début de la campagne – mais tout simplement le dégoût de la guerre. Lui qui avait consacré sa vie à l'armée venait de s'apercevoir qu'il n'aimait plus tuer.
Il quitta donc l'armée et s'en revint à pied chez lui. Et c'est là, sur le chemin du retour, que le miracle s'accomplit.
Transi de froid, à bout de forces, avec dans les yeux l'horreur de la guerre, seul dans l'épaisseur des ténèbres et de la tragédie qu'il venait de vivre, seul dans la profondeur de l'hiver, seul dans le vertige de sa solitude, seul dans son silence, alors qu'il aurait dû mourir cent fois de froid, de faim, de fatigue, de dépit et de lassitude, il survécut.
Il survécut parce que ce qu'il vit ce jour-là, cette chose, cette magnifique chose venue elle aussi de l'autre côté du réel, sans doute pour contrebalancer l'horreur de l'homme sans tête, cette chose sublime et belle était la plus belle et la plus sublime image qu'il lui avait été donnée de voir de toute sa vie. Et cette image-là, le samouraï ne put jamais l'oublier.
26
Cette image, c'était celle d'une jeune femme en équilibre sur un fil, une jeune femme aussi légère qu'un oiseau, une funambule évoluant avec la grâce d'un écureuil au-dessus de la rivière argentée.
Elle se trouvait à plus de soixante pieds du sol. Elle ne marchait pas sur une corde, elle tenait en l'air par magie. Du plus loin qu'on pouvait l'apercevoir, debout sur son fil invisible, un balancier entre les mains, glissant délicatement sur l'azur, on la prenait pour un ange.
Soseki s'approcha lentement de la rivière et la beauté de la jeune femme l'ensorcela. C'était la première fois qu'il voyait une Européenne. Et elle semblait voler dans les airs.
Intrigué, il avança encore. Cette fois elle était au-dessus de lui.
Sur la berge, une foule nombreuse s'était rassemblée pour voir l'étrange apparition.
Soseki s'approcha d'un vieillard et, toujours nez en l'air, il l'interrogea:
– Qui est-elle?
Le vieillard, sans même regarder Soseki, répondit avec un tremblement dans la voix:
– C'est une funambule. A moins que ce ne soit un oiseau blond perdu dans les airs.
27
Elle était funambule et sa vie tenait en une seule ligne. Droite.
28
Elle venait de Paris, en France. Elle se nommait Neige. On l'avait surnommée ainsi parce qu'elle avait la peau d'une grande blancheur, des yeux de glace et des cheveux d'or. Et aussi parce que, lorsque qu'elle évoluait dans les airs, elle semblait aussi légère qu'un flocon de neige.
Cela avait commencé comme ça. Un jour, alors qu'elle était encore une enfant, sa route avait croisé celle d'un cirque ambulant. Elle avait été émerveillée de pouvoir rêver les yeux ouverts.
Sans se soucier du danger, elle avait décidé d'en faire son métier. Après quelques hésitations, elle avait choisi de devenir fil-de-fériste. Puis, petit à petit, elle était allée toujours plus haut dans l'ascension et la maîtrise de son art. Et c'est ainsi qu'elle était devenue une des premières femmes funambules.
Elle était montée sur une corde et n'en était plus jamais redescendue.
29
Neige était devenue funambule par souci d'équilibre. Elle, dont la vie se déroulait comme un fil tortueux, entrelacé de nœuds que nouaient et dénouaient la sinuosité du hasard et la platitude de l'existence, excellait dans l'art subtil et périlleux consistant à évoluer sur une corde raide.
Elle n'était jamais aussi à l'aise que lorsqu'elle marchait à mille pieds au-dessus du sol. Droit devant elle. Sans jamais s'écarter d'un millimètre de sa route.
C'était son destin.
Avancer pas à pas.
D'un bout à l'autre de la vie.
30
Elle avait conquis toutes les places d'Europe par ses exploits. A dix-neuf ans, Neige avait traversé plus de cent kilomètres sur sa corde raide, souvent au péril de sa vie.
Elle avait tendu son fil entre les deux tours de Notre-Dame de Paris et était restée plusieurs heures en équilibre au-dessus de la cathédrale, telle une Esmeralda de vent, de neige et de silence.
Puis elle avait réitéré sa performance dans chaque capitale d'Europe, défiant à chaque fois les lois de l'équilibre.
Elle n'était pas une simple funambule. Elle avançait dans l'air par magie.
Du plus loin qu'on pouvait l'apercevoir, son corps droit dans le ciel comme une flamme blanche, ses cheveux d'or caressés par le vent, on la prenait pour la déesse de la neige.
Car en vérité, le plus difficile, pour elle, ce n'était pas de tenir en équilibre, ni même de dominer sa peur, encore moins de marcher sur ce fil continu, ce fil de musique entrecoupé de vertiges éblouissants, le plus difficile, lorsqu'elle avançait dans la lumière du monde, c'était de ne pas se changer en flocon de neige.