J.-P. de T. : Y a-t-il d'autres formes de censure qu'Internet rendrait désormais difficiles ou impossibles ?
U.E. : Par exemple la damnatio memoriae imaginée par les Romains. Votée par le Sénat, la damnatio memoriae consistait à condamner quelqu'un, post mortem, au silence, à l'oubli. Il s'agissait d'éliminer son nom des registres publics, ou bien de faire disparaître les statues qui le représentaient, ou encore de déclarer néfaste le jour de sa naissance. D'ailleurs on a fait la même chose sous le stalinisme lorsqu'on éliminait des photos l'ancien dirigeant exilé ou assassiné. Ce fut le cas de Trotski. Il serait plus difficile aujourd'hui de faire disparaître quelqu'un d'une photo sans qu'on trouve immédiatement la vieille photo en libre circulation sur Internet. Le disparu ne le serait pas longtemps.
J.-C.C. : Mais il y a des cas d'oubli collectif « spontané » encore plus fort, me semble-t-il, que la gloire collective. Il ne s'agit pas d'une décision délibérée, comme dans le cas du Sénat romain. Il peut y avoir aussi des choix inconscients. Des sortes de révisionnismes implicites, d'expulsions en douceur. Il y a ainsi une mémoire collective comme il existe un inconscient collectif et un oubli collectif. Tel personnage, qui « a connu son heure de gloire », nous abandonne insensiblement, sans aucun ostracisme, sans aucune violence. Il s'en va de lui-même, discrètement, il rejoint le royaume des ombres, comme ces metteurs en scène de cinéma de la première moitié du XXe siècle, dont je parlais. Et ce quelqu'un qui sort de nos mémoires, qui est doucement expulsé de nos livres d'histoire, de nos conversations, de nos commémorations, c'est exactement, à la fin, comme s'il n'avait jamais existé.
U.E. : J'ai connu un grand critique italien dont on disait qu'il portait malheur. Il existait une légende à son sujet et peut-être avait-il fini, lui-même, par en jouer. Encore aujourd'hui, il n'est jamais cité dans certains travaux où sa place ne peut pourtant pas être contestée. C'est une forme de damnatio memoriae. Pour ma part, je ne me suis jamais privé de le citer. Non seulement il se trouve que je suis l'être le moins superstitieux du monde, mais en plus de cela je l'admirais trop pour ne pas le faire savoir. J'ai même décidé un jour de me rendre chez lui par avion. Et comme il ne m'est rien arrivé de fâcheux, on m'a dit que j'étais entré sous sa protection. En tout cas, sauf une communauté de happy few dont je suis et qui continuent à en parler, sa gloire a été en effet éclipsée.
J.-C.C. : Il existe bien entendu plusieurs façons de condamner un homme, une œuvre, une culture au silence et à l'oubli. Nous en avons examiné quelques-unes. La destruction systématique d'une langue, telle que l'ont organisée les Espagnols en Amérique, est évidemment le meilleur moyen de rendre la culture dont elle est l'expression définitivement inaccessible et de pouvoir lui faire dire ensuite ce que l'on veut. Mais nous avons vu que ces cultures, que ces langues résistent. Il n'est pas simple de faire taire à jamais une voix, d'effacer à jamais un langage, et les siècles parlent à voix basse. Le cas Rushdie a de quoi nous donner à espérer, vous avez raison. C'est sans doute un des acquis les plus significatifs de cette société globalisée. La censure totale et définitive est maintenant pratiquement inconcevable. Le seul danger est que l'information qui circule devienne invérifiable et que nous soyons tous, un jour prochain, des informateurs. Nous en avons parlé. Informateurs bénévoles, plus ou moins qualifiés, plus ou moins partisans, qui, du même coup, seraient aussi des inventeurs, des créateurs d'informations, imaginant chaque jour le monde. Nous y viendrons peut-être, nous décrirons le monde selon nos désirs, que nous prendrons alors pour la réalité.
Pour y remédier – si nous le jugeons nécessaire, car après tout une information imaginée ne manquerait sans doute pas de charme –, cela suppose des recoupements sans fin. Et c'est la barbe. Un seul témoin n'est pas suffisant pour établir une vérité. C'est la même chose pour un crime. Il faut une convergence de points de vue, de témoignages. Mais la plupart du temps, l'information que demanderait ce travail colossal n'en vaut pas la peine. On laisse courir.
U.E. : Mais l'abondance des témoignages ne suffit pas forcément. Nous avons été témoins de la violence exercée par la police chinoise contre les moines tibétains. Cela a provoqué un scandale à l'échelle internationale. Mais si nos écrans continuent à montrer, pendant trois mois, des moines battus par la police, le public même le plus concerné, le plus susceptible de s'engager, s'en désintéressera. Il y a donc un seuil en deçà duquel l'information est perçue et au-delà duquel elle n'est plus qu'un bruit de fond.
J.-C.C. : Ce sont des bulles qui gonflent et crèvent. L'an passé, nous étions dans la bulle « moines persécutés au Tibet ». Nous avons été ensuite placés dans la bulle « Ingrid Betancourt ». Mais l'une et l'autre ont crevé. Puis est venue celle de la « crise des subprimes », puis de la catastrophe bancaire, ou boursière, ou des deux. Quelle sera la prochaine bulle ? Quand un cyclone terrifiant s'approche des côtes de Floride et qu'il perd soudain de sa force, je sens presque une déception chez les journalistes. Il s'agit pourtant, pour les habitants, d'une excellente nouvelle. Comment, dans ce grand réseau de l'information, l'information proprement dite se constitue-t-elle ? Qu'est-ce qui explique qu'une information fasse le tour de la planète et mobilise, pendant un temps déterminé, toutes nos attentions pour ne plus intéresser personne quelques jours plus tard ? Par exemple : je travaille avec Buñuel en Espagne sur le scénario de Cet obscur objet du désir en 1976, et nous recevons chaque jour les journaux. Nous apprenons soudain par la presse qu'une bombe a explosé au Sacré-Cœur à Montmartre ! Stupeur et délectation. Personne n'a revendiqué l'attentat et la police enquête. Pour Buñuel, c'est une information capitale. Que quelqu'un ait placé une bombe dans l'église de la honte, église censée en effet « expier les crimes des communards », est une aubaine et une joie inespérée. Il y a d'ailleurs toujours eu des candidats pour tenter de détruire ce monument du déshonneur ou bien, comme les anarchistes le voulaient à une certaine période, pour le peindre en rouge.
Nous nous précipitons donc le lendemain sur les journaux, pour savoir ce qu'il en est. Plus un mot, rien. Jamais. Déception et frustration. Nous avons simplement ajouté dans notre scénario un groupe d'action violente baptisé Groupe d'action révolutionnaire de l'Enfant Jésus.
U.E. : Pour revenir à la censure par soustraction, une dictature qui voudrait éliminer toute possibilité d'accéder, via Internet, aux sources de connaissance, pourrait très bien répandre un virus pour parvenir à détruire toutes les données personnelles dans chaque ordinateur, et obtenir ainsi un gigantesque black-out de l'information. Peut-être la possibilité de tout détruire n'existe-t-elle pas, dans la mesure où nous stockons tous certaines informations sur les clés USB. Mais tout de même. Peut-être cette cyber-dictature parviendrait-elle à éliminer jusqu'à 80 % de nos réserves personnelles ?