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J.-C.C. : Mais peut-être n'est-il pas nécessaire de tout détruire. De la même façon que je peux repérer dans mon document toutes les occurrences d'un mot par la fonction « rechercher » et les supprimer d'un seul « clic », pourquoi ne pas imaginer une censure informatique qui parviendrait à ne faire disparaître qu'un mot ou un groupe de mots, mais dans tous les ordinateurs de la planète ? Mais alors, quels mots nos dictateurs informatiques vont-ils choisir ? Il faut parier sur une riposte de la part des utilisateurs, bien entendu, comme chaque fois. La vieille histoire de l'attaque et de la défense sur un autre terrain. Et nous pouvons imaginer aussi une nouvelle Babel, une soudaine disparition des langues, des codes, de toutes les clés. Quel chaos !

J.-P. de T. : Le paradoxe est, vous l'avez évoqué, que l'œuvre ou l'homme condamné au silence fasse de ce silence même une sorte de chambre d'écho et finisse par se trouver une place ainsi dans nos mémoires. Pouvez-vous revenir sur ce retournement du sort ?

U.E. : Il faut prendre ici la damnatio memoriae dans un autre sens. Pour des raisons multiples et complexes – filtrages, accidents, incendies –, une œuvre ne parvient pas jusqu'à nous. Personne n'est responsable à proprement parler de sa disparition. Mais elle manque à l'appel. Et parce que l'œuvre a été commentée et saluée par de très nombreux témoins, elle se fait précisément remarquer par son absence. C'est le cas des œuvres de Xeusis dans l'Antiquité. Personne ne les a vues en dehors des contemporains de l'artiste, et pourtant nous en parlons encore aujourd'hui.

J.-C.C. : Lorsque Toutankhamon succède à Akhénaton, on efface au burin sur les temples le nom du pharaon défunt, déclaré hérétique. Et Akhénaton n'est pas le seul à avoir subi cet effacement. Les inscriptions s'effritent, les statues tombent. Je repense à cette admirable photographie de Koudelka : une statue de Lénine, allongée comme un immense cadavre sur un chaland, descend le Danube vers la mer Noire où elle va disparaître.

A propos des statues du Bouddha détruites en Afghanistan, il faut peut-être donner une précision. Pendant les premiers siècles qui ont suivi la prédication du Bouddha, on ne le représente pas. Il est montré par son absence. Des traces de pieds. Un fauteuil vide. Un arbre à l'ombre duquel il méditait. Un cheval avec une selle mais sans cavalier.

Ce n'est qu'à partir de l'invasion d'Alexandre le Grand qu'on commence, en Asie centrale, sous l'influence d'artistes grecs, à donner une apparence physique au Bouddha. Ainsi les talibans, sans le savoir, participaient à un retour à l'origine même du bouddhisme. Pour les vrais bouddhistes, ces niches aujourd'hui vides, dans la vallée de Bamiyan, sont peut-être plus éloquentes, plus pleines, qu'avant.

Ces actes terroristes, auxquels paraît parfois se réduire, aujourd'hui, la civilisation arabo-musulmane, en viendraient presque à masquer la grandeur qui fut la sienne. De la même manière que les sacrifices sanglants aztèques ont masqué pendant des siècles toutes les beautés de leur civilisation. Les Espagnols en ont largement amplifié l'écho au point que, lorsqu'ils voulurent faire disparaître les vestiges de la civilisation des vaincus, les sacrifices sanglants étaient à peu près tout ce que la mémoire collective en avait conservé. L'islam est guetté aujourd'hui par ce même péril : être réduit demain, dans nos proches mémoires, à cette seule violence terroriste. Car notre mémoire, comme notre cerveau, est réductrice. Nous procédons sans cesse par sélection et réduction.

La censure par le feu

J.-P. de T. : Parmi les censeurs les plus redoutables de l'histoire des livres, il faut faire ici un sort particulier au feu.

U.E. : Naturellement, et il faut citer immédiatement les bûchers où les nazis faisaient disparaître les livres « dégénérés ».

J.-C.C. : Dans Fahrenheit 451, Bradbury imagine une société qui a voulu s'émanciper de l'héritage encombrant des livres et a décidé de les brûler. 451 degrés Fahrenheit est très précisément la température à laquelle le papier brûle : car ce sont les pompiers qui sont chargés ici de brûler les livres.

U.E. : Fahrenheit 451, c'est aussi le titre d'une émission de la radio italienne. Mais il s'agit exactement du contraire : un auditeur téléphone pour expliquer qu'il ne peut pas trouver ou qu'il a perdu tel livre. Un autre appelle aussitôt pour dire qu'il en possède un exemplaire et qu'il est prêt à le céder. C'est un peu le principe d'abandonner un livre quelque part, dans un cinéma, dans le métro, après l'avoir lu, afin qu'il fasse le bonheur d'un autre. Cela dit, le feu accidentel ou volontaire accompagne l'histoire du livre depuis ses origines. Il serait impossible de citer toutes les bibliothèques qui ont brûlé.

J.-C.C. : Cela me rappelle une expérience à laquelle m'avait convié le musée du Louvre. Il s'agissait de choisir une œuvre et de la commenter, la nuit, devant un petit groupe de personnes. J'avais fait le choix d'un Lesueur, peintre français du début du XVIIsiècle, La Prédication de saint Paul à Ephèse. On y voit saint Paul, debout sur une stèle avec une barbe et une robe. Il porte une robe : c'est exactement la vision d'un ayatollah d'aujourd'hui, le turban en moins. L'œil est enflammé. Quelques fidèles écoutent. En bas du tableau, tournant le dos au spectateur, à genoux, un serviteur noir brûle des livres. Je me suis rapproché du tableau pour voir quels livres étaient brûlés. Or ils comportent, cela se voit entre les pages, des figures et des formules mathématiques. L'esclave, sans doute nouvellement converti, brûlait donc la science grecque. Quel message, direct ou souterrain, a voulu nous transmettre le peintre ? Je ne peux pas le dire. Mais l'image est tout de même extraordinaire. La foi arrive, on brûle la science. C'est plus qu'un filtrage, c'est une liquidation par les flammes. Le carré de l'hypoténuse doit disparaître pour toujours.

U.E. : Il y a même là une connotation raciste, puisque la destruction des livres est confiée à un Noir. Nous pensons que les nazis sont certainement ceux qui ont brûlé le plus de livres. Mais que savons-nous exactement de ce qui s'est passé au moment des croisades ?

J.-C.C. : Pires que les nazis, je crois que les plus grands fossoyeurs de livres ont été les Espagnols dans le Nouveau Monde. Et les Mongols, de leur côté, n'y sont pas allés non plus de main morte.

U.E. : A l'aube de la modernité, le monde occidental a été confronté à deux cultures encore inconnues, l'amérindienne et la chinoise. Or la Chine était un grand empire qu'on ne pouvait pas conquérir et « coloniser », mais avec lequel nous pouvions commercer. Les jésuites s'y sont rendus, non pour convertir les Chinois, mais pour favoriser le dialogue des cultures et des religions. Les contrées amérindiennes semblant au contraire peuplées de sauvages sanguinaires, elles ont été l'occasion d'un véritable pillage et même d'un effroyable génocide. Or la justification idéologique de ce double comportement s'appuie sur la nature des langages utilisés dans l'un et l'autre cas. On a défini les pictogrammes amérindiens comme une simple imitation des choses, dépourvue de toute dignité conceptuelle, tandis que les idéogrammes chinois représentaient des idées et donc étaient plus « philosophiques ». Nous savons aujourd'hui que l'écriture pictographique était bien plus sophistiquée que cela. Combien de textes pictographiques ont ainsi disparu ?