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J.-C.C. : Andy Warhol traduisait ce désir par son célèbre Famous for fifteen minutes.

U.E. : C'est cette même pulsion qui pousse le type qui se trouve derrière la personne qu'on filme à la télévision à agiter les bras pour être certain qu'on l'a bien vu. Cela nous paraît crétin, mais c'est son moment de gloire.

J.-C.C. : Les propositions que reçoivent les responsables d'émission sont souvent extravagantes. Certains affirment même qu'ils sont prêts à venir se tuer en direct. Ou à simplement souffrir, se faire fouetter, voire torturer. Ou à montrer leur femme faisant l'amour avec un autre. Les formes de l'exhibitionnisme contemporain semblent ne connaître aucune limite.

U.E. : Nous avons une émission à la télévision italienne, « La Corrida », qui propose à des amateurs de venir s'exprimer sous les huées d'un public déchaîné. Chacun sait qu'il va se faire massacrer et pourtant l'émission doit refuser chaque fois des milliers de candidats. Très peu se font des illusions sur leur talent, mais on leur offre une chance unique d'être vus par des millions de gens, alors ils sont prêts à tout pour ça.

Tous les livres que nous n'avons pas lus

J.-P. de T. : Vous avez cité durant ces entretiens des titres nombreux, divers et souvent étonnants, mais une question, si vous me permettez : avez-vous lu ces ouvrages ? Un homme cultivé doit-il avoir nécessairement lu les livres qu'il est censé connaître ? Ou bien lui suffit-il de se faire son opinion, laquelle, une fois arrêtée, le dispense à tout jamais de les lire ? J'imagine que vous avez entendu parler de l'ouvrage de Pierre Bayard Comment parler des livres que l'on n'a pas lus. Parlez-moi donc des livres que vous n'avez pas lus.

U.E. : Je peux commencer, si vous voulez. J'ai participé à New York à un débat avec Pierre Bayard et je crois que, sur ces questions, il dit des choses très justes. Il y a plus de livres dans ce monde que nous ne disposons d'heures pour en prendre connaissance. Il ne s'agit même pas de lire tous les livres qui ont été produits, mais seulement les livres les plus représentatifs d'une culture en particulier. Nous sommes donc profondément influencés par des livres que nous n'avons pas lus, que nous n'avons pas eu le temps de lire. Qui a réellement lu Finnegans Wake, je veux dire du premier au dernier mot ? Qui a vraiment lu la Bible, de la Genèse à l'Apocalypse ? En ajoutant les uns aux autres tous les extraits que j'ai lus, je peux me vanter d'en avoir lu un bon tiers. Mais pas davantage. Pourtant j'ai une idée assez précise de ce que je n'ai pas lu.

J'avoue que j'ai lu Guerre et Paix seulement à l'âge de quarante ans. Mais j'en savais l'essentiel avant de le lire. Vous avez cité le Mahâbhârata : jamais lu, même si j'en possède trois éditions en trois langues différentes. Qui a lu Les Mille et Une Nuits de la première page à la dernière ? Qui a lu vraiment le Kâma-Sûtra ? Pourtant tout le monde peut en parler, et certains le mettre en pratique. Le monde est donc plein de livres que nous n'avons pas lus mais dont nous savons à peu près tout. La question est donc de savoir comment nous connaissons ces livres. Bayard dit qu'il n'a jamais lu l'Ulysse de Joyce mais qu'il est en mesure d'en parler à ses étudiants. Il peut dire que le livre raconte une histoire qui se situe dans une seule journée, que le cadre est Dublin, le protagoniste un Juif, la technique employée le monologue intérieur, etc. Et tous ces éléments, même s'il ne l'a pas lu, sont rigoureusement vrais.

A la personne qui entre chez vous pour la première fois, découvre votre imposante bibliothèque et ne trouve rien de mieux que de vous demander : « Vous les avez tous lus ? », je connais plusieurs façons de répondre. Un de mes amis répondait : « Davantage, monsieur, davantage. »

Pour ma part j'ai deux réponses. La première c'est : « Non. Ces livres-là sont seulement ceux que je dois lire la semaine prochaine. Ceux que j'ai déjà lus sont à l'université. » La deuxième réponse est : « Je n'ai lu aucun de ces livres. Sinon, pourquoi les garderais-je ? » Il y a bien entendu d'autres réponses plus polémiques pour humilier davantage encore et même pour frustrer l'interlocuteur. La vérité est que nous avons tous chez nous des dizaines, ou des centaines, voire des milliers (si notre bibliothèque est imposante) de livres que nous n'avons pas lus. Pourtant, un jour ou l'autre, nous finissons par prendre ces livres en main pour réaliser que nous les connaissons déjà. Alors ? Comment connaissons-nous des livres que nous n'avons pas lus ? Première explication occultiste que je ne retiens pas : des ondes circulent du livre à vous. Seconde explication : au cours des années il n'est pas vrai que vous n'avez pas ouvert ce livre, vous l'avez maintes fois déplacé, peut-être même feuilleté, mais vous ne vous en souvenez pas. Troisième réponse : durant ces années vous avez lu un tas de livres qui citaient ce livre-là, lequel a fini par vous devenir familier. Il y a donc plusieurs façons de savoir quelque chose des livres que nous n'avons pas lus. Heureusement, sinon où trouver le temps pour relire quatre fois le même livre ?

J.-C.C. : A propos des livres, dans nos bibliothèques, que nous n'avons pas lus, et que sans doute nous ne lirons jamais : il y a probablement chez chacun de nous l'idée de mettre de côté, de placer quelque part des livres avec lesquels nous avons un rendez-vous, mais plus tard, beaucoup plus tard, peut-être même dans une autre vie. Elle est terrible, la lamentation de ces mourants qui constatent que leur heure dernière est venue et qu'ils n'ont pas encore lu Proust.

U.E. : Lorsqu'on me demande si j'ai lu tel ou tel livre, par précaution je réponds toujours : « Vous savez, je ne lis pas, j'écris. » Alors tout le monde se tait. Il y a parfois des questions insistantes. « Avez-vous lu Vanity Fair, le roman de Thackeray ? » J'ai fini par céder à cette injonction et, à trois reprises, j'ai essayé de le lire. Mais le roman m'est tombé des mains.

J.-C.C. : Vous venez de me rendre un grand service car je m'étais promis de le lire. Merci.

U.E. : A l'époque où j'étais à l'université à Turin, je logeais dans une chambre au collège universitaire. Contre une lire que nous faisions glisser dans la main du chef de la claque, nous pouvions assister aux représentations données au théâtre communal. En quatre ans d'université, j'ai vu tous les chefs-d'œuvre du théâtre ancien et contemporain. Mais comme le collège fermait ses portes à minuit et demi et que la soirée au théâtre finissait rarement à temps pour nous permettre de regagner nos chambres, j'ai vu tous les chefs-d'œuvre du théâtre sans les dernières cinq ou dix minutes. Plus tard j'ai fait la connaissance de mon ami Paolo Fabbri qui, lorsqu'il était étudiant, pour gagner un peu d'argent, contrôlait les billets à l'entrée du théâtre universitaire d'Urbino. Ainsi il ne pouvait assister au spectacle qu'un quart d'heure après le lever de rideau, une fois que tous les spectateurs étaient entrés. Il manquait donc le début, et moi la fin. Il nous fallait absolument nous apporter mutuellement assistance. C'est ce que nous avons toujours rêvé de faire.