Mais Milo Temesvar n'en est pas resté là. Si vous lisez l'introduction au Nom de la rose, un texte de Temesvar y est cité. J'ai donc retrouvé le nom de Temesvar dans certaines bibliographies. Récemment, pour faire une parodie du Da Vinci Code, j'ai cité certains de ses ouvrages en géorgien et en russe, prouvant ainsi qu'il a consacré à l'ouvrage de Dan Brown de savantes études. J'ai donc vécu toute ma vie avec Milo Temesvar.
J.-P. de T. : Vous avez en tout cas réussi tous les deux à définitivement déculpabiliser tous ces gens qui possèdent sur leurs rayonnages tant de livres qu'ils n'ont pas lus et ne liront jamais !
J.-C.C. : Une bibliothèque n'est pas forcément constituée de livres que nous avons lus ou même que nous lirons un jour, il est en effet excellent de le préciser. Ce sont des livres que nous pouvons lire. Ou que nous pourrions lire. Même si nous ne les lirons jamais.
U.E. : C'est la garantie d'un savoir.
J.-P. de T. : C'est une sorte de cave à vin. Il n'est pas utile de tout boire.
J.-C.C. : J'ai constitué également une assez bonne cave et je sais que je vais laisser des bouteilles remarquables à mes héritiers. D'abord parce que je bois de moins en moins de vin et que j'en achète de plus en plus. Mais je sais que, si l'envie me prenait, je pourrais descendre dans ma cave et liquider mes plus beaux millésimes. J'achète des vins en primeur. Ce qui veut dire que vous les achetez l'année de la récolte et que vous les recevez trois ans plus tard. L'intérêt est que, s'il s'agit d'un bordeaux de qualité par exemple, les producteurs le gardent en fûts puis en bouteilles dans les meilleures conditions possibles. Pendant ces trois ans, votre vin s'est bonifié et vous avez évité de le boire. C'est un excellent système. Trois ans plus tard, vous avez en général oublié que vous aviez commandé ce vin. Vous recevez un cadeau de vous à vous. C'est délicieux.
J.-P. de T. : Ne faudrait-il pas faire de même avec les livres ? Les mettre de côté, pas forcément dans une cave, mais les laisser mûrir.
J.-C.C. : Cela combattrait en tout cas le très fâcheux « effet de la nouveauté », qui nous oblige à lire parce que c'est nouveau, parce que ça vient de paraître. Pourquoi ne pas garder un livre « dont on parle » et le lire trois ans plus tard ? C'est une méthode que j'utilise assez souvent avec les films. Comme je n'ai pas le temps de voir tous ceux que je devrais voir, je garde quelque part ceux que je vais un jour me décider à regarder. Quelque temps plus tard, je constate que l'envie et la nécessité de les voir sont passées, pour le plus grand nombre. En ce sens, l'achat en primeur est sans doute, déjà, un filtrage. Je choisis ce que j'aimerai boire dans trois ans. C'est au moins ce que je me dis.
Ou bien, autre méthode, vous pouvez vous en remettre au filtrage que peut opérer pour vous un « expert », plus compétent que vous et qui connaît vos goûts. Je m'en suis ainsi remis à Gérard Oberlé, pendant des années, pour me signaler les livres que je devais acheter, quels que fussent mes moyens financiers du moment. Il ordonnait, j'obéissais. C'est ainsi que j'ai fait l'acquisition, lors de notre première rencontre, de Pauliska ou la perversité moderne, mémoires récents d'une Polonaise, un roman de la fin du XVIIIe siècle que je n'ai jamais revu depuis ce temps déjà ancien.
Il y a là une scène que j'ai toujours rêvé d'adapter au cinéma. Un homme, qui est un imprimeur, découvre un jour que sa femme est infidèle. Il en a la preuve : une lettre qu'elle a reçue de son amant et qu'il a trouvée. Le mari compose alors le contenu de cette lettre sur sa presse à imprimer, dénude sa femme, l'attache sur une table et lui imprime la lettre sur le corps, le plus profondément possible. Le corps nu et blanc devient papier, la femme crie de douleur et, à jamais, se transforme en livre. C'est comme une préfiguration de La Lettre écarlate, de Hawthorne. Ce rêve, imprimer une lettre d'amour sur le corps d'une femme coupable, c'est véritablement une vision d'imprimeur, ou à la rigueur d'écrivain.
Livre sur l'autel et livres en « Enfer »
J.-P. de T. : Nous rendons un hommage appuyé au livre et à tous les livres, à ceux qui ont disparu, à ceux que nous n'avons pas lus, à ceux que nous ne devons pas lire. Cet hommage est compréhensible dans le contexte de sociétés qui ont placé le livre sur l'autel. Peut-être devez-vous maintenant dire quelque chose de nos religions du Livre.
U.E. : Il est important de noter que nous appelons improprement les trois grandes religions monothéistes « religions du Livre » parce que le bouddhisme, le brahmanisme, le confucianisme sont aussi des religions qui se réfèrent à des livres. La différence est que, dans le monothéisme, le Livre fondateur revêt une signification particulière. Il est vénéré parce qu'il est censé avoir su traduire et transcrire quelque chose de la parole divine.
J.-C.C. : Pour les religions du Livre, la référence incontestée demeure la Bible hébraïque, le plus ancien des trois. Le texte est établi, croit-on savoir, au cours de la captivité à Babylone, c'est-à-dire autour du VIIe et du VIe siècle avant l'ère chrétienne. Nous devrions étayer nos propos par les commentaires des spécialistes. Mais tout de même ceci : il est dit dans la Bible, « Au commencement était le Verbe et la parole était Dieu. » Mais comment le verbe devient-il écriture ? Pourquoi est-ce le livre qui représente et incarne le verbe ? Comment, et avec quelles garanties, est-on passé de l'un à l'autre ? A partir de là, en effet, le simple fait d'écrire va revêtir une importance presque magique, comme si le possesseur de l'écriture, de cet outil incomparable, jouissait d'une relation secrète avec Dieu, avec les secrets de la Création. Encore devons-nous nous demander dans quelle langue le verbe a choisi de s'incarner. Si le Christ avait choisi notre époque pour nous rendre visite, sans doute aurait-il adopté l'anglais. Ou le chinois. Mais il s'exprimait en araméen, avant d'être traduit en grec, puis en latin. Toutes ces étapes, évidemment, mettent en danger le message. A-t-il bien dit ce que nous lui faisons dire ?
U.E. : Lorsqu'on a voulu enseigner les langues étrangères dans les écoles texanes au XIXe siècle, un sénateur s'y est fermement opposé avec cet argument plein de bon sens : « Si l'anglais suffisait à Jésus, alors nous n'avons pas besoin d'autres langues. »