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J.-C.C. : Un point que nous n'avons pas abordé : pourquoi décidons-nous de placer un livre à côté d'un autre ? Pourquoi procédons-nous à tel type de rangement plutôt qu'à un autre ? Pourquoi soudain modifier l'ordre de ma bibliothèque ? Est-ce tout simplement afin que les livres côtoient d'autres livres ? Pour renouveler les fréquentations ? Les voisinages ? Je suppose un échange entre eux, je le souhaite, je le favorise. Ceux qui sont en bas, je les remonte pour leur redonner un peu de dignité, pour les mettre au niveau de mon œil et leur faire savoir que je ne les ai pas placés tout en bas à dessein, parce qu'ils étaient inférieurs, et par conséquent méprisables.

Nous en avons déjà parlé. Bien sûr, nous devons filtrer, aider en tout cas au filtrage qui de toute façon se fera, et essayer de sauver ce qui, à notre sens, ne doit pas être perdu en route. Ce qui peut plaire à ceux qui nous suivront, ce qui peut les aider aussi, ou les amuser à nos dépens. Nous devons également donner du sens, lorsque nous le pouvons, non sans prudence. Mais nous traversons une époque coincée, incertaine, où le premier devoir de chacun, sans doute, quand il le peut, est de favoriser les échanges entre les savoirs, les expériences, les points de vue, les espérances, les projets. Et de les mettre en relation. Ce sera peut-être la première tâche de ceux qui viendront après nous. Lévi-Strauss disait des cultures qu'elles ne sont vivantes que dans la mesure où elles sont en contact avec d'autres. Une culture solitaire ne mériterait pas ce nom.

U.E. : Un jour, ma secrétaire eut envie de dresser un catalogue de mes livres pour en préciser l'emplacement. Je l'en ai dissuadée. Si je suis en train d'écrire mon livre sur La Langue parfaite, je vais reconsidérer cette bibliothèque en fonction de ce nouveau critère, je vais l'aménager. Quels sont les livres qui sont alors les plus susceptibles de nourrir ma réflexion sur le sujet ? Lorsque j'en aurai terminé, certains rejoindront le rayon de linguistique, d'autres le rayon d'esthétique, mais d'autres se trouveront déjà embarqués dans une autre recherche.

J.-C.C. : Il faut dire que rien n'est plus difficile que de ranger une bibliothèque. A moins de commencer à mettre un peu d'ordre dans le monde. Qui s'y hasarderait ? Comment allez-vous ranger ? Par matières ? Mais alors vous auriez des ouvrages de formats très différents et vous devriez revoir vos rayonnages. Alors par formats ? Par époques ? Par auteurs ? Vous avez des auteurs qui ont écrit sur tout. Si vous optez pour un rangement par matières, un auteur comme Kircher se retrouvera dans chaque rayon.

U.E. : Leibniz s'était posé le même problème. Et pour lui, c'était le problème de l'organisation d'un savoir. Le même problème que se sont posé D'Alembert et Diderot à propos de l'Encyclopédie.

J.-C.C. : Les problèmes n'ont commencé à se poser véritablement qu'à une date récente. Une grande bibliothèque privée, au XVIIsiècle, contenait au maximum trois mille volumes.

U.E. : Tout simplement, répétons-le, parce que les livres coûtaient infiniment plus cher qu'aujourd'hui. Un manuscrit coûtait une fortune. De telle sorte qu'il était préférable parfois de le recopier à la main au lieu de l'acheter.

Je voudrais maintenant vous conter une histoire amusante. J'ai visité la bibliothèque de Coimbra, au Portugal. Les tables étaient recouvertes d'un drap feutré, un peu comme des tables de billard. Je demande les raisons de cette protection. On me répond que c'est pour protéger les livres de la fiente des chauves-souris. Pourquoi ne pas les éliminer ? Tout simplement parce qu'elles mangent les vers qui attaquent les livres. En même temps, le ver ne doit pas être radicalement proscrit et condamné. C'est le passage du ver à l'intérieur de l'incunable qui nous permet de savoir de quelle manière les feuillets ont été reliés, s'il n'y a pas des parties plus récentes que d'autres. Les trajectoires des vers dessinent parfois d'étranges figures qui apportent un certain cachet à des livres anciens. Dans les manuels à l'adresse des bibliophiles, nous trouvons toutes les instructions nécessaires pour nous protéger des vers. Un de ces conseils est d'employer le Zyklon B, la substance même utilisée par les nazis dans les chambres à gaz. Certes, il vaut mieux l'employer pour tuer des insectes que des hommes, mais cela fait tout de même une certaine impression.

Une autre méthode, moins barbare, consiste à placer un réveil dans sa bibliothèque, un de ceux que possédaient nos grand-mères. Il semblerait que son bruit régulier et les vibrations qu'il transmet au bois dissuadent les vers de sortir de leurs cachettes.

J.-C.C. : Un réveil qui endort, autrement dit.

J.-P. de T. : Le contexte de ces religions du Livre crée bien entendu une forte incitation en faveur de la lecture. Il n'en reste pas moins vrai que la grande majorité des habitants de la planète vit à l'écart des librairies et des bibliothèques. Pour ceux-là, le livre est lettre morte.

U.E. : Une enquête réalisée à Londres a montré qu'un quart des personnes interrogées croyaient que Winston Churchill et Charles Dickens étaient des personnages imaginaires, tandis que Robin Hood et Sherlock Holmes avaient existé.

J.-C.C. : L'ignorance est tout autour de nous, souvent arrogante et revendiquée. Elle fait même du prosélytisme. Elle est sûre d'elle, elle proclame sa domination par la bouche étroite de nos politiciens. Et le savoir, fragile et changeant, toujours menacé, doutant de lui-même, est sans doute un des derniers refuges de l'utopie. Croyez-vous qu'il est vraiment important de savoir ?

U.E. : Je crois que c'est fondamental.

J.-C.C. : Que le plus grand nombre de gens sachent le plus grand nombre de choses possible ?

U.E. : Que le plus grand nombre possible de nos semblables connaissent le passé. Oui. C'est le fondement de toute civilisation. Le vieux qui, le soir, sous le chêne, raconte les histoires de la tribu, c'est lui qui établit le lien de la tribu avec le passé et qui transmet l'expérience des ans. Notre humanité est sans doute tentée de penser, comme le font les Américains, que ce qui s'est passé il y a trois cents ans ne compte plus, n'a plus aucune importance pour nous. George W. Bush, qui n'avait pas lu les ouvrages sur les guerres anglaises en Afghanistan, n'a donc pas pu tirer le moindre enseignement de l'expérience des Anglais et il a envoyé son armée au casse-pipe. Si Hitler avait étudié la campagne de Russie de Napoléon, il n'aurait pas fait la bêtise de s'y engager. Il aurait su que l'été n'est jamais assez long pour arriver à Moscou avant l'hiver.

J.-C.C. : Nous avons parlé de ceux qui cherchent à interdire les livres et de ceux qui ne les lisent pas par simple paresse ou ignorance. Mais il y a aussi la théorie de la « docte ignorance » de Nicolas de Cues. « Tu trouveras quelque chose de plus dans une feuille d'arbre que dans les livres », écrit saint Bernard à l'abbé de Vauclair, Henri Murdach. « Les arbres et les rochers t'enseigneront ce que tu ne peux apprendre d'aucun maître. » Par le fait même qu'il est un texte articulé et imprimé, le livre ne peut rien nous apprendre, et il est même souvent suspect car il nous donne à partager les impressions d'un seul individu. C'est dans la contemplation de la nature que se trouve le vrai savoir. Je ne sais si vous connaissez le beau texte de José Bergamin, La Décadence de l'analphabétisme. Il pose cette question : qu'avons-nous perdu en apprenant à lire ? Quelles formes de connaissance possédaient les hommes de la préhistoire, ou les peuples sans écriture, que nous aurions irrémédiablement perdues ? Question sans réponse, comme toutes les questions aiguës.