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U.E. : Il me semble que chacun peut répondre pour lui-même. Les grands mystiques ont varié face à cette question. Thomas a Kempis, dans L'Imitation de Jésus-Christ, dit par exemple qu'il n'a jamais pu trouver de paix dans sa vie sinon en se mettant quelque part à l'écart avec un livre. Et au contraire, Jacob Böhme connaît sa grande expérience illuminatrice lorsqu'un rayon de lumière vient frapper le pot d'étain posé devant lui. Il se moque bien, à ce moment-là, d'avoir ou non à portée de lui des livres, car il a la révélation de toute son œuvre à venir. Mais nous qui sommes des gens du livre, nous n'aurions rien à tirer d'un bidet frappé par un rayon de soleil.

J.-C.C. : Je reviens à nos bibliothèques. Peut-être avez-vous fait une expérience semblable. Très souvent, il m'arrive de me rendre dans une pièce où j'ai des livres et de simplement les regarder, sans en toucher un. Je reçois quelque chose que je ne saurais dire. C'est intriguant et en même temps rassurant. Lorsque je m'occupais de la Fémis, sachant que Jean-Luc Godard cherchait un endroit où travailler à Paris, nous l'avions autorisé à squatter une pièce, avec la seule obligation de prendre quelques étudiants avec lui lorsqu'il monterait ses films. Il tourne donc un film et, le tournage achevé, il installe sur les étagères toutes les boîtes de différentes couleurs qui contenaient les différentes séquences. Il est resté plusieurs jours à regarder ces bobines sans les ouvrir avant de commencer son montage. Ce n'était pas un jeu. Il était seul. Il regardait les boîtes. Je passais le voir de temps en temps. Il était là, essayant de se souvenir peut-être, ou cherchant un ordre, une inspiration.

U.E. : Ce n'est pas une expérience que peuvent faire uniquement ceux qui ont accumulé beaucoup de livres chez eux, ou de bobines, comme dans votre exemple. On peut avoir la même expérience dans une bibliothèque publique et parfois dans une grande librairie. Combien de nous ne se sont pas nourris du simple parfum de livres qu'on voyait sur des rayons mais qui n'étaient pas les nôtres ? Contempler les livres pour en tirer du savoir. Tous ces livres que vous n'avez pas lus vous promettent quelque chose. Or, une raison d'être optimiste est que de plus en plus de gens ont accès aujourd'hui à la vision d'une grande quantité de livres. Lorsque j'étais encore enfant, une librairie était un lieu très sombre, peu accueillant. Vous entriez, un homme habillé en noir vous demandait ce que vous désiriez. Il était tellement effrayant que vous ne songiez pas à vous attarder. Or, il n'y a jamais eu dans l'histoire des civilisations autant de librairies qu'aujourd'hui, belles, lumineuses, où vous pouvez vous promener, feuilleter, faire des découvertes sur trois ou quatre étages, les Fnac en France, les librairies Feltrinelli en Italie, par exemple. Et si je me rends dans ces endroits, je découvre qu'ils sont pleins de jeunes gens. Je répète qu'il n'est pas nécessaire qu'ils achètent et même qu'ils lisent. Il suffit de feuilleter, de jeter un coup d'œil à la quatrième de couverture. Nous aussi nous avons appris un tas de choses en lisant de simples comptes rendus. Il est possible d'objecter que sur six milliards d'êtres humains le pourcentage des lecteurs reste très bas. Mais quand j'étais un gamin, nous n'étions alors que deux milliards sur la planète et les librairies étaient désertes. Le pourcentage semble plus favorable de nos jours.

J.-P. de T. : Vous avez déjà dit pourtant que cette abondance d'informations, sur Internet, pouvait finir par produire six milliards d'encyclopédies et devenir tout à fait contre-productive, paralysante…

U.E. : Il y a une différence entre le vertige « mesuré » d'une belle librairie et le vertige infini d'Internet.

J.-P. de T. : Nous évoquons ces religions du Livre qui le sacralisent. Le Livre référent suprême qui va servir alors à disqualifier et proscrire tous les livres qui s'écarteraient des valeurs que le Livre véhicule. Il me semble que cette discussion nous invite à dire un mot sur ce que nous appelons « l'Enfer » de nos bibliothèques, lieu où sont rassemblés les livres qui, même s'ils ne sont pas brûlés, sont placés à l'écart dans le souci d'en protéger les éventuels lecteurs.

J.-C.C. : Il y a plusieurs manières d'aborder le sujet. J'ai découvert par exemple, non sans étonnement, que dans toute la littérature espagnole, il n'existait pas un seul texte érotique jusqu'à la seconde moitié du XXsiècle. C'est une sorte d'« Enfer » mais en creux.

U.E. : Mais ils ont tout de même le plus terrible blasphème du monde, que je n'ose pas citer ici.

J.-C.C. : Oui, mais pas un seul texte érotique. Un ami espagnol me disait qu'étant enfant dans les années soixante, soixante-dix, un copain lui fit remarquer que dans le Quijote on parlait des tetas, c'est-à-dire des tétons, d'une femme. Un jeune garçon espagnol pouvait encore s'étonner dans ces années-là de trouver le mot tetas chez Cervantès, et même s'exciter. A part ça, rien de connu. Pas même de chansons de corps de garde. Tous les grands auteurs français ont écrit un ou plusieurs textes pornographiques, de Rabelais à Apollinaire. Pas les auteurs espagnols. L'Inquisition a vraiment réussi en Espagne à purger le vocabulaire, à étouffer les mots sinon la chose. Même L'Art d'aimer d'Ovide y fut longtemps interdit. C'est d'autant plus étrange que certains des auteurs latins qui se sont commis à rédiger ce genre de littérature étaient d'origine espagnole. Je pense par exemple à Martial, qui était de Calatayud.

U.E. : Il a existé des civilisations plus libres à l'égard des choses du sexe. Vous voyez des fresques à Pompéi ou des sculptures en Inde qui vous le laissent entendre. On a été assez libre à la Renaissance, mais avec la Contre-Réforme, on commence à habiller les corps nus de Michel-Ange. Plus curieuse est la situation au Moyen Age. Un art officiel très prude et très pieux, mais en revanche, une avalanche d'obscénités dans le folklore et dans la poésie des goliards…

J.-C.C. : On dit que l'Inde a inventé l'érotisme, ne serait-ce que parce qu'elle possède avec le Kâma-Sûtra le plus ancien manuel de sexualité connu. Toutes les positions possibles, toutes les formes de sexualité y sont en effet représentées, comme sur les façades des temples de Kajuraho. Mais depuis ces temps apparemment voluptueux, l'Inde n'a pas cessé d'évoluer vers un puritanisme de plus en plus strict. Dans le cinéma indien contemporain, on ne s'embrasse même pas sur la bouche. Sans doute sous l'influence de l'islam d'un côté et du victorianisme anglais de l'autre. Mais je ne suis pas persuadé qu'il n'existe pas aussi un puritanisme proprement indien. Si nous parlons maintenant de ce qui se passait tout récemment chez nous, je parle des années cinquante lorsque j'étais étudiant, je me souviens que nous devions nous rendre dans les sous-sols d'une librairie située boulevard de Clichy, à l'angle de la rue Germain-Pilon, pour y trouver des livres érotiques. Il y a cinquante-cinq ans à peine. Pas de quoi faire les fanfarons !