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« Sors-le de son sac ! »

Un bond ! il y est ! Bébert a vu !… bien ! calme… on pourrait essayer de dormir… je dors jamais beaucoup, ni profond… je me contente de m'allonger tout droit… bien raide, je pense à ce qu'a eu lieu… y a beaucoup eu lieu et beaucoup à venir…

La Vigue part avec sa calebombe, pour son sous-sol…

« Bonne nuit ! »

Je l'entends dans les marches… il hésite, remonte, redescend… je l'entends plus… je me dis : il est rentré chez lui !… une minute encore… des pas… je l'appelle…

« La Vigue !

— Ohé !

— Ouvre !

— Alors ?

— Tu sais, Iago !

— Alors ?

— Il est en travers du couloir !

— Alors ?

— Viens avec moi…

— Non !… toi, reste ici ! »

Je vais pas descendre à la cave, laisser Lili seule… il a aussi qu'à s'allonger, on manque pas de fourrage… mais sa bougie !

« Souffle-la ! »

On a des couvertures en rab… des couvertures, je les reconnais, de cavalerie allemande de 1914… les nôtres étaient franchement bleues, eux les leurs, pistache, une jolie couleur… ce que c'est d'avoir des souvenirs !… Madeleine Jacob n'était pas née, ni Cousteau, que je ramenais déjà dans nos lignes des chevaux d'en face… perdus de patrouilles…

Tous ceux que je regarde tant et tant, qui font tel foin, droite centre ou gauche, étaient encore dans les limbes… sont éclos tout déraisonneurs !… la raison est morte en 14, novembre 14… après c'est fini, tout déconne…

La Vigue hésite, il souffle pas sa chandelle…

« Qu'est-ce que t'as ? t'as vu des fantômes !

— Non !… mais comme rats ! ils font la queue !…

— Passe-moi ta lueur !… »

J'y écrase, entre les doigts… il s'allonge, tout de suite il ronfle… j'aurais dormi si vite que lui, nous brûlions vifs !… si vous êtes pas terrible en quart, de jour et de nuit, fatal que vous finissiez torche…

« T'entends pas le canon, con ? »

Une brute, un sac !

« T'entends pas le tambour ? »

Rien du tout…

« Tu sens pas que ça remue ? »

Zéro !… il ronfle…

Je réfléchissais à notre dorade, comtesse héritière, musicienne cartomancienne… Lili s'était fait une amie !… elle nous avait prédit plein de flammes, et un homme tout nu…

« De quoi tu ris ? »

Tiens, je me marre, il a entendu !

« De rien !… de comment ils vont être aimables !

— Qui ?

— Le cul-de-jatte et Madame !… »

Un petit bruit… Bébert qui grignote… il doit finir les ablettes de la petite bossue… elles étaient dans le gros bocal… il a dû tout renverser… lui, il se fout du jour ou de la nuit !… tout de suite ils peuvent partir, qu'il pense… avec les greffes c'est pas nos paroles qui comptent c'est ce qu'ils sentent, eux… il doit se dire ça va pas durer… je crois pas non plus…

* * *

Pour dormir il faut de l'optimisme, en plus d'un certain confort… zut ! encore de moi !… il est très vilain de parler de soi, tout moimoiïsme est haïssable, hérisse le lecteur…

« Vous ne faites que ça ! »

Oui, mais tout de même, de temps en temps, à titre expérimental, un certain moi est nécessaire… la preuve par exemple, le sommeil, pour vous faire comprendre… je peux dire que je ne dors que par instants depuis novembre 14… je m'arrange avec bruits d'oreilles… je les écoute devenir trombones, orchestre complet, gare de triage… c'est un jeu !… si vous bougez de votre matelas… donnez un petit signe d'impatience, vous êtes perdu, vous tournez fou… vous résistez, étendu, raide, vous arrivez après des heures à un petit instant de somnolence, à recharger votre faiblard accu, à pouvoir le lendemain matin vous remettre un peu à la rame… demandez pas plus !… vous seriez riche, évidemment la question se poserait tout autre !… personne vous demanderait rien foutre, qu'aller vous faire couper les cheveux, passer à la banque, chez le pédicure, chez Coccinelle… mais dans les conditions précaires, je dis sérieusement difficiles, il s'agit de demeurer bien fixe, bien raide, étendu, attendre que tous les trains se tamponnent, chutt ! poum !… bifurquent !… sifflent… enfin trissent !… que vous ayez vous, un quart d'heure, pour recharger vos accus de vie… et pouvoir la gagner le lendemain votre garce de chirie d'existence… vous voyez que j'abuse pas du moi, puisque c'est moi qui endure, pas un autre ! j'en ai un côté de la tête que tous mes cheveux sont partis à me forcer le crâne dans l'oreiller, ou la paille, ou la planche, selon… je vous disais pour dormir il vous faut un certain confort en plus d'un certain optimisme… pour moi et les hommes dans mon cas les trains arrêteront pas de siffler !

Je reçois une lettre : « c'est un prêtre qui vous écrit ! » suivent six pages tassées de morale…

Cette façon d'écrire !… la mienne !… que je devrais avoir bien honte…

« Sale con, et ta locomotive ? »

Je n'ai pas toujours obtenu mon bref instant de somnolence, mais où que ce soit, j'ai toujours tenté… en chambre à coucher ordinaire, ou en cellule, ou en case bougnoule, ou sous iglou, j'ai toujours fait mon possible… depuis novembre 14… sans rien dire, bien sage… attendant bien que mes trains démarrent… même rigolo à l'infirmerie, dans la cellule des agités, condamnés à mort, l'enclos spécial tout illuminé toute la nuit où le sapristi arrêtait pas de se larder la cuisse sous sa couverture à coups d'éclats de cruche, et hurlant tout ce qu'il pouvait… jamais j'ai tiqué… absolument fixe, bien sage, attendant bien que mes trains démarrent, et que l'autre damné se tranche enfin la fémorale, pâme, vide…

« Vous pourriez vous faire opérer, vous, pour votre oreille ! »

Me direz-vous…

« Avec les progrès actuels ! »

Je vais vous confier une bonne chose… progrès !… ils sont comme les ministères, ils se montent, on les gonfle, ils se défont… le temps de les voir, ils existent plus…

Mon cher jeune ami, une de mes clientes est atteinte du même mal que vous, bourdonnements intenses et vertiges, elle possède un très grand parc, elle se fait tirer par son garde-chasse douze à quinze salves, tous les soirs… cela semblait la soulager… elle renonce… elle n'en peut plus !… croyez-moi faites comme elle, ne bougez plus !

Lermoyez avait très raison… avec les années, les décades, et à travers tant d'événements je suis devenu assez habile accordeur de tous les tintamarres possibles… et vertiges avec !… de jour et de nuit… je me dis que tout aura une fin… mon radotage, mon nerf auditif, mes carillons, mes petites habiletés du cerveau… tout ça aura été utile, un petit moment, comme Lermoyez, comme Gallimard et ses contrats, comme nos ennuis à Moorsburg…

Le Landrat lui-même, ce féroce gugusse, nous a joliment servi, je vous raconterai…

Mais là je vous ai encore promené ! justement j'étais dans la paille, je n'avais pas encore bougé… mais j'avais entendu Lili… j'ouvre un œil… je la vois… oh, presque dans le noir… elle regarde par la meurtrière… j'y vais… il s'agit de mouvements… escarbilles bien au-dessus des arbres… et puis de flammèches… le brasero de Berlin… on y avait été !… qu'est-ce qu'ils pouvaient brûler encore ? les façades ?… ils s'amusaient… je crois qu'il était parti à temps notre Harras… il devait avoir pris le dernier avion… qu'est-ce qu'il pouvait ramener de Lisbonne ? d'autres insignifiances ! il se sera gentiment amusé… quand il reviendra il pourra tisonner l'endroit de son bunker Grünwald !… chercher les demoiselles dans les cendres… avec le jour nous voyons très bien que les avions ont changé de tactique… ils ne passent plus au ras des chaumes… ils piquent de très haut chacun, en flèche… un long tracé de mousse… et broum !… dardent ! broum !… dans le cratère ! en plein ! Lili s'intéresse bien plus à un petit scandale des mésanges… une bûche évidée dont elles sortent, par un tout petit trou… y a des « elles » et y a des « ils »… mais je crois que c'est « elle » qui fait la loi… elle qui fait le ménage… aussi en colère, mauvaise crête, que la mère de famille au labeur… toute la nichée est sur la branche, en face, pas fière, becs baissés… en même temps elle jette hors les pailles, crottes, et leur dit ce qu'elle pense, couic ! couic ! d'où ils peuvent lui ramener tout ça ?… bien immobiles sur la brindille, tous becs en bas, rien à répondre… telles algarades chez les oiseaux ont pas que des raisons de sentiments, de ménage aussi, de propreté des lieux, des troncs où ils demeurent…