Roger est un homme tout de finesse, amitié, élégance de cœur et d'esprit… subtil, sensible, l'ambre !… en tant que felcher, loin de vouloir lui, la mort du rat, il fait tout pour le dépanner… vous pensez qu'une telle mansuétude est prise plutôt mal en haut lieu et qu'on en jase, et foutrement, à travers rédactions, loges, radios, sacristies, librairies de choc… il a pas fini d'en entendre, felcher sans conscience !… bamboula et tamtam des haines suis ! y a qu'à me taper dessus que ça résonne ! moustille, gambade, érecte fol ! jacule, pâme !
Roger vient me parler et me tenir un peu au courant de mes derniers échecs… D'un château l'autre ne se vend plus du tout… ils n'en ont pas tiré 30000 !… alors que tels et telles… et cy… en sont à 500… 700000… et qu'ils se réimpriment ! et qu'on se les arrache ! dans les gares et dans les jurys, dans les cocktails, dans les boudoirs… alors qu'est-ce que je peux bien foutre moi et ma cabale ! La Revue Compacte d'Emmerderie… pourtant l'« Argus » de la Maison, refuse de me publier une ligne, même gratuite… vous dire où je me trouve !… la pourriture que je représente comme l'ont si splendidement conté, démontré, les plus grands écrivains de l'époque, droite, gauche, centre, flambeaux de l'universelle conscience, Cousteau, Rivarol, Jacob, Sartre, Mme Lafente et Larengon… cent autres !… cent autres encore en Amérique, Italie, Japon…
Roger là, de fil en aiguille, me l'assure bien et me donne des preuves qu'il est extrêmement délicat, plus délicat que l'assassinat des trois bergères, des deux rentiers et du facteur, de présenter le moindre de mes ours au « Figaro immobilier », ou en « télévise » ou même au bistrot… et même à bout de très fortes longues pinces !
Roger me bluffe pas, j'ai vu des reporters venir ici, s'enfuir à grands cris, m'abandonnant tout ! sacoches, appareils, chapeaux !… hors d'eux ! panique !
Bien sûr je sais tout ça… depuis la rue Lepic, je suis fixé et que je suis pas au terme ! ma poisse décisive c'est que tous les « forts » sont contre moi… sûr j'ai quelques « faibles » qui sont « pour », mais j'aime mieux qu'ils se taisent, ils peuvent que me créer d'autres ennuis… ainsi voyez ce qui serait heureux, que quelqu'un s'entiche d'un de mes ballets !… si je peux bien me fouiller !… ou mieux encore me tourne le Voyage… je peux attendre !… la question d'avoir dans la manche quelque « fermier général »… pensez !… tous « anti » et comme !
Roger le sent bien, admet, déplore… pareil pour l'Encyclopédie, pourtant chez Achille !…
« Jamais ! jamais !… peut-être… peut-être ?… quand il sera mort ! »
Je vous fais juge, dans l'immédiat, vu les frais qui montent, le nouveau franc, l'été qui ne dure que trois mois, le charbon !… on va voir ! les tonnes !… je saborderais bien tout, les romans et le reste !… penser à la retraite ?… merde, j'ai plutôt droit ! travaillant pour les patrons, puis pour les malades, et puis pour la gloire de la France, d'aussi loin que je me connaisse, certificat d'études et tout… il serait peut-être temps que je me repose… je dis !… fils du peuple vingt-cinq fois comme l'autre, mutilé 75 pour 100, le mieux serait que je pose les clous…
« Vous vous découragez, Ferdine ! vous avez soit ! quelque raison ! certes ! rafales, ouragans ! mais vous plaignant vous ennuyez ! tenez tous les géants de la plume se demandent tous les jours, au réveil, en se regardant bien dans la glace : “le suis-je emmerdant plus ? moins qu'hier ?”… journalistes d'eux-mêmes ! vous êtes biffé du cinéma… entendu !… honni à la Télévision !… traité de tout chez Cousteau, chez Juanovici, chez Thorez… et chez les pauvres “d'Emmaüs”… et à Neuilly et aux Ternes… en tout lieu où souffle l'esprit… Butte, Caves, pissotières, Salons… coupe-gorges !… Arago, Roquette, Bois de Boulogne… renoncer pour ça ? allez-vous demander pardon ?
— Moi Roger, jamais !
— Avez-vous pensé aux comics ? »
J'avoue j'étais mal au courant…
« Comics, voyons !… plus important que la bombe d'atomes !… la sensa-super de l'époque !… Renaissance ah !… Quattrocento enfoncé ! pfoui !… comics ! comics ! pas dix ans que tout sera aux comics !… sens unique !… Sorbonne, communales, normales !… y avez-vous pensé ?
— Non… non Roger… mais je pourrais apprendre… »
Il me voit pas très convaincu…
Il insiste…
« Tenez Achille vous le connaissez, vous savez comme il est jeune ?… je veux dire redevenu !… s'il est tout tendu vers l'avenir ?… eh bien, il regarde plus sa télé !… il passe des heures aux cabinets hypnotisé par les comics !… quand on le met à faire ses besoins il faut l'arracher du siège, tellement il y colle, s'en va plus… vous savez s'il est économe ?…
— Un prodige !…
— Eh bien à ce point ! il dévalise les garçons de courses !… tout ce qu'il peut leur piquer de journaux !… pour les comics !
— Dites donc ! dites donc ! »
Roger ne se contente pas de parler, il agit…
« Combien vous en avez là, de prêt ?
— Dans les mille pages… »
Il voulait dire ce manuscrit même Nord…
« Illustrables ?
— Je crois… un peu…
— Combien vous croyez encore ?
— A peu près autant…
— Je vais vous chercher un artiste… un artiste qui veuille… peut-être ?… votre chance !… mais bien attention Ferdinand ! trois… quatre images par chapitre… chapitres “contractés”… trois lignes pour cinquante des vôtres, habituelles… vous me comprenez ?
— Oh là là !… si je comprends “style étiquette” !… vous verrez ça !… Roger !… si je suis de l'avenir et de la jeunesse ! qu'Achille sortira plus jamais, ni de son bureau, ni de son lit, ni des lieux… »
Comics ?… Comics ?… dessinateur ?… je crois pas beaucoup… il trouvera pas… « revenants obligeants » ceux que je connais sont d'un hostile !… m'ont dénoncé de tous les côtés, acharnés la trouille !… question comics, je les ai connus dans ma jeunesse, et en sept couleurs… les Belles Images 0 fr. 10… à l'heure actuelle je vois pas beaucoup, même tout contractant mon histoire, comment elle pourrait un peu se vendre dans l'état des kiosques et des gares et des librairies, que tout ça dégueule d'invendus… que le public, si pressé, blasé, si alcoolique, si fatigué, veut plus rien lire, ni entendre, peut-être un petit truc pédé ?… une pouponnière en folie ? confidences de nurses roses ardentes ?… alors là moi je me présente mal avec nos avatars aux flammes, phosphores, séismes…
Je vous parlais d'Isis, du cul-de-jatte, des bibelforscher, des Kretzer, de nos mahlzeit à la soupe d'eau tiède dans la haute sombre salle à manger sous l'immense portrait de celui qui devait se mettre au feu lui-même quelques mois plus tard… heil ! heil ! tous ces gens autour de la table faisaient semblant d'aimer la soupe, comme nous, ils en redemandaient, comme nous, il fallait, demoiselles dactylos et comptables… preuve de confiance, de haut moral… Kracht pharmacien S.S., herr Kretzer, chef de l'Annexe et des Archives, sa femme la pleureuse si nerveuse et nous trois, si on en reprenait ! de cette bonne soupe succulente, fameuse !… pas nous qui allions bouder !… la petite bossue aussi se régalait… elle n'allait plus à Berlin, elle n'allait plus aux poissons, elle n'avait pas vu ses parents depuis des mois… le fameux bunker invulnérable en avait pris un coup final… fendu, fissuré, éparpillé… ses parents dessous !… le mieux était de pas en parler… la soupe tiède dans les assiettes, ridait, tremblotait, minuscules vagues… du pilonnage écrabouillage… je vous disais, Berlin, cent bornes ! pas que la soupe, les verres d'eau aussi et le portrait d'Adolf… dans son cadre or… on recevait plus de « communiqué » mais par la soupe et la verrerie on pouvait bien un peu se rendre compte que de jour en jour ça se rapprochait… que ça devait être les armées russes… ça venait surtout de l'Est… ils devaient prendre Berlin en étau… et que ça serait bien rare qu'ils viennent pas voir sous peu ici… nous envoient une « reconnaissance », un tank… à force d'entendre tomber des bombes on finit par se croire importants et Zornhof, hameau, bouses et chaumes, rendez-vous d'armées… ça va vite la déconnerie… en réalité, pour nous l'essentiel, c'était le tabac blond et l'armoire… plus la liberté que je prenais… hardi, Lucky ! Navy ! Craven !… pas pour moi bien sûr, pour les autres, tous les jours deux paquets, trois… vous vous habituez… je répartissais… six cigarettes pour Kracht dans son étui-revolver, où il m'avait indiqué, au portemanteau… pensez que tous et toutes étaient au courant !… si ils avaient reniflé le tabac !… juste ce qu'il voulait, j'étais pas fou, le Kracht bourrique, que je tape dans l'armoire, et que ça se sache… si Harras revenait on verrait !… puisque j'en prenais pour Kracht je pouvais y aller pour les gamelles… leur S.S. aussi comprenait, celui du Dancing aux cuisines… lui préférait les Navy… ah, aussi pour notre épicière, nos boules, et son miel ersatz… tous les soirs cinq ou six Camels… certes je pouvais y aller : j'en avais pour au moins trois ans à épuiser le stock… et je parle pas du reste, cognac, caviar, pernod, chianti… je savais pas combien au juste, mais y avait !… personne semblait y avoir été, c'est pas moi qui allais lever le lièvre… ils prendraient d'assaut !… à la cadence où je prélevais, trois, quatre paquets, et les cigares, la guerre serait finie, quand je serais au bout…