En attendant, je sais toujours pas ce que c'était que cette femme, ou homme à perruque, qu'est montée chez nous, si mal élevée… est-ce qu'il la connaît ?… qu'est-ce qu'elle fout, en plus des cartes et de tourner les tables ? bourrique, sûr !… je lui demande…
« Oh, bonne afenture fous safez ! fous safez ! »
Ça le fait rire… c'est tout… il dit pas plus… et que ça jacasse dans l'intérieur… en russe… en allemand… et je crois aussi en espagnol… oh, on ne nous a pas fait monter !… ils sont par tribus ?… combien ?… cette guimbarde est longue et large, mais tout de même, ils en sortent jamais ?… je pose la question…
« Vous ne sortez pas ?
— Si !… si Monsieur !… tous ensemble ! »
Je voudrais les voir, tous ensemble !
« Quand sortez-vous ?
— Oh, je ne sais pas ! »
Salades !… je demanderai à la Kretzer saloperie mégère sûrement elle, elle sait… ce qu'est boniments et ce qui existe… un fait, ils sont n'importe quoi, crasseux et crasseuses, et huilés, mais ils sont tziganes, alors ennemis jurés du Reich, traîtres au sang, pourquoi on les laisse ?… « autorisés de circuler », timbres, signatures, Kracht m'a fait voir… que nous, n'avons pas !… et quand ils sortent de la roulotte, qu'est-ce qu'ils peuvent faire ?… romanis, pas romanis, hongrois, valaques, à quoi ils servent finalement ?… réparer les ruches ?… on en a pas vu après leurs crochets… pas une ruche, que des chaises et quelques paniers… du flan tout ça, moi je crois…
« Au revoir grand-père ! on ira tous à la séance !
— Oh oui !… ça sera beau ! choli !
— Entendu, grand-père ! »
On se serre les mains… des femmes la seule qui vienne nous dire au revoir, celle au tambourin… même nous envoie des baisers !… sûrement que c'est elle la danseuse… elle a pas qu'un tambourin… elle a aussi des castagnettes… elle nous en donne là, par la fenêtre… trrr ! trrr ! trrr ! une roulade !… je dis à Lili : « demande-lui qu'elle te les prête !… » Lili veut pas… j'insiste… et comment ! l'Esméralda appelle les autres qu'ils rigolent, elle croit que Lili sait pas en jouer, prétentieuse… qu'ils se moquent de nous… pardon !… Lili se passe les cordons aux doigts et trrr ! bien mieux qu'elle !… ils peuvent se rendre compte ce que c'est qu'une artiste !… ces envolées de trilles !… rafales… pizzicati ! légers !… légers !… c'est à eux là de rester baba… à toutes les fenêtres… ils applaudissent… ils sont forcés !… « encore !… encore ! » ils en redemandent… le vieux aussi, même y en hurle… il apprécie… que Lili lui en rejoue !… plus fin !… plus fin !… et puis plus fort !… plus fort !…
furioso !… lui qui doit être leur chef d'orchestre, il est, on voit, le plus connaisseur… tout le sous-bois retentit… trrrr ! vraiment le très magnifique écho pour des minuscules castagnettes… les bibelforscher menuisiers qui sont pourtant pas à se distraire, qu'arrêtent jamais de rouler les troncs, et d'en remonter encore d'autres, s'interrompent, viennent voir… eux on peut dire, bagnards de choc, posent la pioche, varlope, les clous, écoutent Lili… trrr ! ter ! tac !… ça fait un rassemblement, je trouve… nous pourrions nous en aller… je croyais pas si bien dire… juste Kracht traverse la petite route… et plus loin, là-bas, bien plus loin, je vois Cillie von Leiden, et deux femmes russes de la ferme, je crois, leurs servantes… pristi !… beaucoup de monde !… et puis plus loin encore, Isis… elles sortent toutes du bois, elles s'en vont… d'autres encore plus loin… ceux-là je ne sais pas du tout… mais la petite Cillie, les deux servantes et Isis, je suis sûr !… où elles pouvaient être ?… une idée ? peut-être dans le fond du véhicule pendant que nous bavardions dehors !… qu'elles s'amusaient dans la roulotte, les quatre ? elles n'étaient pas venues au manoir… je dis rien à Lili… Kracht lui venait pour nous… d'abord pour nous surveiller… et puis pour qu'on revienne à table… il nous aimait pas baguenaudant… demain !… demain !… nous irions tous avec eux au ravitaillement des osiers… en expédition ! chercher des tiges et brindilles… ils en avaient très besoin pour réparer les fauteuils… pas que nous avec eux, toute la Dienstelle, sténos, comptables, demoiselles, caissiers et les Kretzer… tout le personnel des bureaux… plus Kracht !… aux oseraies le long des petits ruisseaux loin dans la plaine… ils en rapporteraient des charrettes… Kracht m'explique, on devait jamais les laisser seuls, ils s'échappaient, maraudeurs fieffés, ils revenaient avec des oies, des dindons, des canards et même des vaches !… ils s'échappent vous retrouvez plus rien ! demain donc on sera de service avec les quatorze comptables, les regarder couper… on est jamais de trop autour d'eux, ils trouvent toujours encore moyen d'estourbir quelque chose… il faut les fouiller quand ils rentrent… les femmes ramènent des douzaines d'œufs, dans les grands volants de leurs jupons, et entre leurs jambes, dans des sacs, et même des fausses Livres britanniques !… qu'elles trouvent où ?… tombées du ciel ?…