Elle passe derrière les demoiselles… elle leur fait la bombe à l'oreille… à Kracht aussi !… broum ! broum !
« Vous éclaterez tous ! et les franzosen là, tous ! Simmer aussi !… et la soupe ! heil ! heil ! »
D'un pied sur l'autre… boum ! baoum !… et sur les carreaux de la fenêtre à deux mains… ses deux paumes… boum ! personne moufte…
« Elle vous éclatera dans le ventre ! tous !… à lui aussi ! heil ! heil ! »
Lui, c'est Adolf dans son cadre… elle nous le montre… elle est dessous juste… elle tape des pieds… un pied, l'autre !… elle danse !… pam !… pam !… et qu'elle rit… on trouve pas drôle… c'est son rire de ménagerie… presque la hyène… elle va rechercher ses tuniques avec les caillots elle se maquille, elle se fait des petites moustaches comme lui, le cadre… c'est pas le moment de regarder… personne fait semblant de la voir, ni de l'entendre… tout de même elle a fait trop de bruit et provoqué… Kracht chuchote à son mari à moi aussi et à La Vigue qu'on l'aide, qu'on l'emmène l'autre pièce… doucement… par la porte du fond… elle veut bien, elle est même contente, soudain là, plus du tout furieuse… apaisée elle se laisse prendre, soulever, emmener, avec ses tuniques… nous l'allons poser sur le dos… elle pleure plus… elle menace plus Adolf… tout le monde alors se lève de table… heil ! heil !… salut !… ils remontent tous chez eux… tous ensemble et pas un mot, comme si rien n'avait été… nous avec Kracht et La Vigue on se fait des remarques… que le ciel est plus sombre qu'hier, et peut-être plus jaune, de soufre… le vent est d'Est… on voit plus du tout les avions mais on les entend… pas le même bruit que les Luftwaffe, qui font très moulins à café, les R.A.F. sont en douceur et continus… Kracht me fait la remarque, il voulait que je donne mon avis… j'avais plus d'avis !… pas demain que j'aurai un avis !… musik ! il me fait…
Vas-y ! musik !
Nous nous sommes retirés, je peux le dire, très modestement… Lili, La Vigue, moi, Bébert… j'ai déposé en passant, au portemanteau, ce qui était convenu… tout ça, je voyais bien, une farce… aucun secret pour personne que je tapais dans l'armoire d'Harras… ça aurait des conséquences… bien !… on verrait !… une fois dans notre recoin de tour nous avons bien secoué nos paillasses et nos chiffons et bouts de tapis… nos rats aussi… ils se sauvaient plus… avec le froid ils devenaient osés, familiers… Bébert qu'est pourtant pas un chat aimable s'occupait plus d'eux… je voyais bien, si on leur laissait deux, trois gamelles pleines, on aurait eu toute l'espèce chez nous, toute la cave et le bois… mais nous n'avions pas que notre ménage et à nous occuper des rats… nous avions un peu à penser à cette crise d'hystérie Kretzer… bien sûr tout était comédie… mais le coup d'engueuler Hitler, de se débarbouiller aux caillots, de lui imiter ses petites moustaches… et les heil ! heil ! en plus, pouvait nous faire drôlement juger… tout Zornhof devait être au courant et même Moorsburg… ce que Kracht allait décider ?… nous trois, nous n'avions rien dit… que témoins !… mais témoin suffit ! je vois moi avec les « Beaux draps » qu'étaient qu'une chronique de l'époque ce que j'ai entendu ! et comment encore maintenant ! là-haut c'était aussi grave, nous étions aussi « traîtres à pendre » que rue Girardon… sûrement on serait coupables de tout !… à y regarder de plus près, plus tard, cette malédiction générale n'est pas sans vous apporter certains avantages… notamment à vous dispenser une fois pour toutes d'être aimable avec qui que ce soit… rien de plus émollient, avachissant, émasculant que la manie de plaire… pas aimable, voilà c'est fini, bravo !… mais faute de cette garce Kretzer il allait être vite entendu que nous avions attaqué le Führer ! qu'est-ce qu'on allait pouvoir répondre ?… je leur demande là, Lili, La Vigue… bien à voix basse… on ne se méfie jamais assez… La Vigue se fout à rire !…
« On est dans la cabale ! dis donc ! oh ! oh !
— Cabale toi-même ! l'homme de nulle part !
— Attends je vais te le faire ! »
Il me regarde… fixe !… et puis louchant ! louchant !… pire que dans ses films…
« T'es hallucinant, mur du son ! mur du son !
— Comment t'as dit ? »
On va se battre si ça continue…
« T'es le plus grand comédien du siècle !… Adolf est qu'un gougnaffe hurleur ! le Landrat aussi ! »
Lili m'approuve…
« Oui ! oui ! La Vigue !
— T'es sûr Ferdine ?
— Oui, et je te le jure !
— Alors !… alors !… »
Alors nous parlons gentiment de choses et d'autres…
Il s'agit que la vie continue, même pas rigolote… oh, faire semblant de croire à l'avenir !… certes le moment est délicat, mais vous savez qu'avec confiance, grâce, et bonne humeur, vous verrez le bout de vos peines… si vous avez pris un parti, périlleux certes, mais bien dans le raide fil de l'Histoire, vous serez évidemment gâté… le fil de l'Histoire ? vous voici dessus en équilibre, dans l'obscurité tout autour… vous êtes engagé… si le fil pète ! si on vous retrouve tout au fond, en bouillie… si les spectateurs, furieux, ivres, viennent tripatouiller vos entrailles, s'en font des boulettes de vengeance, entassent, enfouissent, en petits Katyns particuliers, vous aurez pas à vous plaindre ! vous vous êtes engagés, voilà !… moi, par exemple, auquel on reproche d'avoir touché des Allemands… quelles fortunes !… pas un seul accusateur, des centaines, et de tous les bords, et joliment renseignés !… Cousteau, employé de Lesca, Sartre le résistant du Châtelet, Aragon mon traducteur et mille autres ! et Vailland Goncourt qui regrette bien, qui se console pas… qui m'avait au bout de son fusil !… je peux me vanter d'être dans le droit fil, aussi haï par les gens d'un bout que de l'autre… je peux dire, sans me vanter, que le fil de l'Histoire me passe part en part, haut en bas, des nuages à ma tête, à l'anu… Cromwell jeté à la voirie, grouillant d'asticots, n'avait pas le fil !… il a appris à ses dépens ! déterré ils l'ont re-strangulé, et rependu !… tant que vous avez pas, mort ou vif, la corde au cou, vous êtes qu'une charogne inconvenante… quand je vois tous ceux qui n'ont pas de fil et qui battent l'estrade, pavoisent, pérorent, Kommissars, Superpatatis, Ministres, Cardinaux du Vent… pauvres, pauvres d'eux !
Hé, moi ! je m'emporte ! je vous parlerai de Cromwell une autre fois ! pour le moment il s'agissait de faire le tour de nos relations… Dancing… Épicerie… et peut-être rencontrer Hjalmar ?… on n'entendait plus son tambour… disparus ? lui et le pasteur ?… ils étaient rusés tous les deux !… je dis à Lili…
« Toi tu vas voir l'héritière ! tu vas monter danser là-haut… t'emmèneras le greffe dans son sac… nous deux on va faire le tour, si ça bombarde trop, on rapplique… écoute ! »
Nous écoutons tous les trois… les murs tremblent… tremblotent… comme hier, pas plus… et broum ! d'aussi loin… le ciel est aussi couvert… noir et jaune…
Voilà !… nous laissons Lili, Bébert… nous descendons… le péristyle… je remarque à La Vigue, lui qu'est porté sur la nature…
« Voici bien une misère de terre !… mords ça !… bouillie de suie jaune, que les patates refusent de germer !… s'ils peuvent se la foutre au derge leur cauchemar de Prusse ! je veux, le parc est pas laid… mais il est pas d'eux !… rien est d'eux que leur funèbre façon…
— Avoue tout de même ces hauteurs d'arbres… ces voûtes de dentelles feuilles et branches !… »