Sensible La Vigue, aux harmonies vertes et ajours… il était païen panthéiste, La Vigue… il doit l'être encore là-bas… il vaut mieux… un moment donné ne plus regarder que les feuilles et les vogues des cimes… mais dans le moment il s'agissait de ramener nos ganetouses, et de tenter de piquer une, deux boules à la Kolonialwaren… peut-être un de ces pots de « faux miel »… je voulais plus y aller la nuit… son truc de taper au carreau pourrait bien être un signal pour les « résistants » du bistrot… qu'on était là, qu'ils nous coiffent !… tout est possible… mais certes aussi arriver de jour était pas indiqué !… tout est farce et hypocrisie dès que vous êtes comme nous étions, bien repérés, individus sac et corde, suspects tous les bouts, traîtres à la France et à l'Allemagne… les clientes de l'épicière, elles, n'avaient pas de doutes, elles murmuraient pas, elles se le criaient d'un bout à l'autre de la chaumière que nous étions la honte du hameau, que notre place était dans un camp ou en prison, qu'on venait voler leurs nourritures… ce qui était injurieux et faux puisque le Landrat de Moorsburg avait lui, secoué tous nos tickets ! nous mendigotions c'est exact, mais en payant de nos propres sous… et qu'elles refusaient pas les garces… ni les cigarettes d'Harras… tout nous prendre et nous traiter de pires abjects !… un moment se pose plus qu'une question : pourquoi on vous a pas pendu ? pour ainsi dire officiel !… déjà liquidés tous mes meubles et manuscrits, et mon éditeur… l'épicerie avait rien à dire… en avant !… et zut ! pas trop vite tout de même !… je voyais le sol bouger un petit peu… pas seulement devant moi, là… toute la plaine !… les sillons de betteraves monter… redescendre… au loin… très loin… j'ai pas beaucoup la berlue… peut-être tout de même un petit malaise ?… zut !… demi-tour !… et les cigarettes !… on nous déteste et nous méprise mais ça sera pire si nous arrivons sans tabac… nous rebroussons chemin… à l'armoire vite !… trois paquets, quatre !… je referme… on se hâte… on avait pas fait vingt mètres… « hep !… hep ! » Kracht est devant nous !… je me dis ! il a une sale tronche… il a pas dormi ?… il s'est saoulé ? il est malade ?… « Ça va pas Kracht ?… » le teint terreux, bistre même… il s'est tout ridé, en pas deux jours… et ses petites moustaches « à l'Adolf » sont comme rebroussées… mécontent ?… qu'est-ce qu'il a ?… les nouvelles ?… y a qu'à regarder le ciel et entendre ce qui tombe… pas besoin de nouvelles !… il a pas à être bouleversé… il nous emmène un peu plus loin… j'aime pas ce genre d'aller plus loin, il me l'a déjà fait à l'aérodrome…
« Alors, Kracht, quoi ? was ? was ?… »
S'il veut nous buter qu'il se décide !… si c'est de cela qu'il s'agit ?… nous faire excursionner, pourquoi ?… La Vigue qui parle vraiment plus depuis qu'on a quitté Grünwald, nous fait signe, le doigt à sa tempe, que c'est assez, qu'il se décide !…
« Ach ! nein ! nein ! verrückt ! »
Et il se met à rire… il nous trouve mabouls… pas du tout !… on était sincères !… on avait marre d'être baladés… du coup il sort son gros pistol… je connaissais l'engin… et l'étui !… et il me montre sa tempe, la sienne, l'endroit où moi je dois tirer !…
« Nun !… Nun !… allez ! »
Il insiste…
« Los ! »
Il veut !… juste ce qu'on ne veut pas, nous ! notre existence pas assez toque pour qu'on abatte notre S.S. ! en plus ! salut !… saloperie qu'il est, certain, sûr, mais pas notre affaire ! cezig petites moustaches !… il nous avait pas regardés !… qu'allait satisfaire son vice, son envie de suicide !… papillon, minute !
« Nein, Kracht ! nein ! braver mann, Kracht ! freund ! freund ! ami ! »
Qu'on reste potes, pas autre chose ! qu'il chasse ces vilaines pensées !… on lui rengaine son revolver… on lui témoigne notre affection… en sacrées bourrades !… et on l'embrasse, on s'embrasse !… il nous a fait peur… tout ça a duré deux minutes, trois suicides et résurrections… les crises émotives durent pas beaucoup chez les hommes, les dames, les demoiselles se trouvent chez elles dans la tragédie, en redemandent, encore et encore !… en prière, en tricoteuses, aux Arènes, au lit, jamais assez ! nous là, émotion pour émotion, on avait eu que cette petite crainte qu'il nous emmène en promenade pour nous liquider… je garde encore quelque soupçon…
« Écoutez Docteur, voulez-vous ? hören sie ? »
Il voulait nous demander quoi ? l'air très gêné, presque repentant… ça devait être délicat… Le Vigan voulait nous laisser…
« Non ! non !… vous aussi Monsieur Le Vigan ! »
Il nous regarde… si on se moque pas de lui ?…
« Vous avez vu Frau Kretzer ? vous étiez là ! »
Je crois un petit peu et alors ?
« Skandal !… skandal ! »
Il paraît que tout le monde en parlait… on s'en doute !… même à Berlin !… fort, les ragots si vite à Berlin !… tout était coupé !… radio, câbles, lettres… les bureaux roustis !… tout semblait quand même parvenir, toucher les esprits et les langues… pire qu'en temps normal… rien arrête les bavardages… jusqu'au bout ç'a été pareil, jusque le Reich existe plus… entre les pires charniers, sous les orages de fulminates, comment ça jacasse !… ah Madame !… en rajoute, invente !… pour ça que je suis pas surpris que César en Espagne, pourtant pas à la noce du tout, en pleine rébellion, était parfaitement au courant de tout ce qui se passait à Rome, heure par heure, Cirque, lupanars, Sénat, banlieues…
Les fils électriques servent à rien, ni les pneumatiques, ni les caves chantantes, une fois que les êtres sont tout tremblants, vibratiles, parfaitement secoués par la frousse… plus besoin d'aucun appareil, ils émettent transmettent d'eux-mêmes, corps et âmes, bafouillis, hoquets, les nouvelles… vous les effleurez ?… pftt !… vous en avez plein !… que ça déborde, éclabousse !… vous auriez pas dû ! vous vous trouvez anéanti par ce qu'ils vous apprennent… juste de l'air du temps, le vrai, le faux… l'S.S. Kracht je voyais pas la gravité ? le scandale ?… cette crise de nerfs ?… il voulait que nous lui commentions… que nous l'assurions qu'il n'était pas déshonoré… il avait déjà pris des mesures… pouvais-je attester que cette femme était folle ?
« Certainement Kracht ! certainement ! »
Tout de même, je propose, il serait peut-être préférable d'appeler un médecin de Moorsburg ? aucun ne voulait venir !… je devais faire « office » puisque j'étais là, même pas « autorisé » du tout… Harras m'avait bien prévenu, tous leurs ministères très hostiles, très anti-nazis, surtout l'Intérieur !… ah, je pouvais l'attendre mon « permis » !… ça faisait rien, je l'aurai direct et assez vite, par les S.S… je dois avouer une chinoiserie, je tenais pas du tout à l'avoir, ce permis infamant… c'était bien comme ça ! on serait pas toujours en Allemagne !… mais Kracht voulait que je l'obtienne !… s'en foutait lui de l'« Intérieur » et de tous les ministres… damnée clique de traîtres, vendus, anglophiles !… et monarchistes !… à pendre !… j'allais pas aller le contredire !… le calmer, je voulais… d'abord monter voir la Kretzer ?… soit ! il l'avait enfermée où ?… chez elle ? couchée ?… nous revenons donc sur nos pas… contournons encore la roulotte… et l'isba des bibelforscher… nous voici au péristyle… Kracht m'accompagne, mais La Vigue m'attendra là-haut avec Lili et Bébert… je connaissais le local des Kretzer, au second étage… un véritable appartement, donnant sur le parc… toc ! toc !… la porte, le mari m'ouvre… il chiale… larmes partout, lunettes trempées… tout de suite il supplie Kracht de ne pas faire emmener sa femme !… l'emmener ? emmener où ?… il fait rire Kracht…