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instinct caché qui se développe, l’instinct de la guerre et de la conquête. Pendant ses années de mariage, un besoin de représailles avait peut-être germé dans son cœur, un besoin obscur de rendre aux hommes ce qu’elle avait reçu de l’un d’eux, d’être la plus forte à son tour, de ployer les volontés, de fouailler les résistances et de faire souffrir aussi. Mais surtout elle était née coquette ; et, dès qu’elle se sentit libre dans l’existence, elle se mit à poursuivre et à dompter les amoureux, comme le chasseur poursuit le gibier, rien que pour les voir tomber. Son cœur cependant n’était point avide d’émotions comme celui des femmes tendres et sentimentales ; elle ne recherchait point l’amour unique d’un homme ni le bonheur dans une passion. Il lui fallait seulement autour d’elle l’admiration de tous, des hommages, des agenouillements, un encensement de tendresse.

Quiconque devenait l’habitué de sa maison devait être aussi l’esclave de sa beauté, et aucun intérêt d’esprit ne pouvait l’attacher longtemps à ceux qui résistaient à ses coquetteries, dédaigneux des soucis d’amour ou peut-être engagés ailleurs. Il fallait qu’on l’aimât pour rester son ami ; mais, alors, elle avait des prévenances inimaginables, des attentions délicieuses, des gentillesses infinies, pour conserver autour d’elle tous ceux qu’elle avait captivés. Une fois enrégimenté dans son troupeau d’adorateurs, il semblait qu’on lui appartînt de par le droit de conquête. Elle les gouvernait avec une adresse savante, suivant leurs défauts et leurs qualités et la nature de leur jalousie. Ceux qui demandaient trop, elle les expulsait au jour voulu, les reprenait ensuite, assagis, en leur posant des conditions sévères ; et elle s’amusait tellement, en gamine perverse, à ce jeu de séduction, qu’elle trouvait aussi charmant d’affoler les vieux messieurs que de tourner la tête aux jeunes.

On eût dit même qu’elle réglait son affection sur le degré d’ardeur qu’elle avait inspiré ; et le gros Fresnel, inutile et lourd comparse, demeurait un de ses favoris grâce à la passion frénétique dont elle le sentait possédé.

Elle n’était pas non plus tout à fait indifférente aux qualités des hommes ; et elle avait subi des commencements

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d’entraînement connus d’elle seule, arrêtés au moment où ils auraient pu devenir dangereux.

Chaque débutant apportant la note nouvelle de sa chanson galante et l’inconnu de sa nature, les artistes surtout, en qui elle pressentait des raffinements, des nuances, des délicatesses d’émotion plus aiguës et plus fines, l’avaient plusieurs fois troublée, avaient éveillé en elle le rêve intermittent des grandes amours et des longues liaisons. Mais, en proie aux craintes prudentes, indécise, tourmentée, ombrageuse, elle s’était gardée toujours jusqu’au moment où le dernier amoureux avait cessé de l’émouvoir. Et puis elle possédait des yeux sceptiques de fille moderne qui déshabillaient en quelques semaines les plus grands hommes de leur prestige. Dès qu’ils étaient épris d’elle, et qu’ils abandonnaient, dans le désarroi de leur cœur, leurs poses de représentation et leurs habitudes de parade, elle les voyait tous pareils, pauvres êtres qu’elle dominait de son pouvoir séducteur.

Enfin, pour s’attacher à un homme, une femme comme elle, si parfaite, il aurait fallu qu’il possédât tant de mérites inestimables !

Pourtant elle s’ennuyait beaucoup. Sans amour pour le monde, où elle allait par préjugé, dont elle subissait les longues soirées avec des bâillements retenus dans la gorge et du sommeil dans les paupières, amusée seulement par les marivaudages, par ses caprices agressifs, par des curiosités changeantes pour certaines choses ou certains êtres, s’attachant juste assez pour ne se point dégoûter trop vite de ce qu’elle avait apprécié ou admiré, et pas assez pour découvrir un plaisir vrai dans une affection ou dans un goût, tourmentée par ses nerfs et non par ses désirs, privée de toutes les préoccupations absorbantes des âmes simples ou ardentes, elle vivait dans un ennui gai, sans la foi commune au bonheur, en quête seulement de distractions, et déjà courbaturée de lassitude, bien qu’elle s’estimât satisfaite.

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Elle s’estimait satisfaite parce qu’elle se jugeait la plus séduisante et la mieux partagée des femmes. Fière de son charme, dont elle expérimentait souvent le pouvoir, amoureuse de sa beauté irrégulière, bizarre et captivante, sûre de la finesse de sa pensée, qui lui faisait deviner, pressentir, comprendre mille choses que les autres ne voyaient point, orgueilleuse de son esprit, que tant d’hommes supérieurs appréciaient, et ignorante des barrières qui fermaient son intelligence, elle se croyait un être presque unique, une perle rare, éclose en ce monde médiocre, qui lui paraissait un peu vide et monotone parce qu’elle valait trop pour lui.

Jamais elle ne se serait soupçonnée d’être elle-même la cause inconsciente de cet ennui continu dont elle souffrait, mais elle en accusait les autres et les rendait responsables de ses mélancolies.

S’ils ne savaient pas la distraire assez, l’amuser et même la passionner, c’est qu’ils manquaient d’agréments et de véritables qualités. « Tout le monde, disait-elle en riant, est assommant. Il n’y a de tolérable que les gens qui me plaisent, uniquement parce qu’ils me plaisent. »

Et on lui plaisait surtout en la trouvant incomparable.

Sachant fort bien qu’on ne réussit pas sans peine, elle mettait tous ses soins à séduire, et ne trouvait rien de plus agréable que savourer l’hommage du regard qui s’attendrit et du cœur, ce muscle violent, qu’on fait battre par un mot.

Elle s’était étonnée beaucoup de la peine qu’elle avait eue à conquérir André Mariolle, car elle avait bien senti, dès le premier jour, qu’elle lui plaisait. Puis, peu à peu, elle avait deviné sa nature ombrageuse, secrètement envieuse, très subtile et concentrée, et elle lui avait montré, pour vaincre son faible, tant d’égards, de préférence et de naturelle sympathie, qu’il avait fini par se rendre.

Depuis un mois surtout, elle le sentait pris, inquiet devant elle, taciturne et enfiévré, mais il résistait à l’aveu. Oh ! les aveux !

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Au fond, elle ne les aimait pas beaucoup, car, lorsqu’ils étaient trop directs, trop expressifs, elle se voyait forcée de sévir. Elle avait même dû se fâcher deux fois et interdire sa porte. Ce qu’elle adorait, c’étaient les manifestations délicates, les demi-confidences, les allusions discrètes, l’agenouillement moral ; et elle déployait vraiment un tact et une adresse exceptionnels pour obtenir de ses admirateurs cette réserve dans l’expression.

Depuis un mois elle attendait et guettait sur les lèvres de Mariolle la phrase claire ou voilée, selon la nature de l’homme, où se soulage le cœur oppressé.

Il n’avait rien dit, mais il écrivait. C’était une longue lettre : quatre pages ! Elle la tenait en ses mains, frémissante de contentement. Elle s’étendit sur sa chaise longue pour être plus à l’aise, et laissa choir sur le tapis les petites mules de ses pieds, puis elle lut. Elle fut surprise. Il lui disait, en termes sérieux, qu’il ne voulait pas souffrir par elle, et qu’il la connaissait déjà trop pour consentir à être sa victime. Avec des phrases très polies, chargées de compliments, où transperçait partout de l’amour retenu, il ne lui laissait pas ignorer qu’il savait sa manière d’agir envers les hommes, qu’il était pris aussi, mais qu’il s’affranchissait de ce début de servitude en s’en allant. Il recommençait tout simplement sa vie vagabonde d’autrefois. Il partait.

C’était un adieu, éloquent et résolu.

Certes elle fut surprise en lisant, en relisant, en recommençant encore ces quatre pages de prose tendrement irritée et passionnée. Elle se leva, reprit ses mules, se mit à marcher, les bras nus hors des manches rejetées en arrière, les mains entrées à moitié aux petites poches de sa robe de chambre, et tenant dans l’une la lettre froissée.