Puis un jour, elle lui dit :
— Maintenant, mon cher ami, il faut reparaître. Vous viendrez passer l’après-midi chez moi demain. J’ai annoncé que vous étiez revenu.
Il fut navré :
— Oh ! pourquoi sitôt ? dit-il.
— Parce que, si on apprenait, par hasard, que vous êtes à Paris, votre présence ici serait trop inexplicable pour ne pas faire naître des suppositions.
Il reconnut qu’elle avait raison et promit de venir chez elle le lendemain. Il lui demanda ensuite :
— Vous recevez donc demain ?
— Oui, dit-elle. Il y a même chez moi une petite solennité ?
Cette nouvelle lui fut désagréable.
— Quel genre de solennité ?
Elle riait, enchantée.
— J’ai obtenu de Massival, au prix des plus grandes flagorneries, qu’il jouât chez moi sa Didon, que personne encore ne connaît. C’est le poème de l’amour antique. Mme de Bratiane, qui se considérait comme l’unique propriétaire de Massival, est exaspérée.
Elle sera là d’ailleurs, car elle chante. Suis-je forte ?
— Vous aurez beaucoup de monde ?
— Oh ! Non, quelques intimes seulement. Vous les connaissez presque tous.
— Ne puis-je me dispenser de cette fête ? Je suis si heureux dans ma solitude.
— Oh ! Non, mon ami. Comprenez donc que je tiens à vous avant tout.
Il eut un battement de cœur.
— Merci, dit-il, je viendrai.
III
Bonjour, cher Monsieur.
Mariolle remarqua que ce n’était plus le « cher ami » d’Auteuil, et la poignée de main fut courte, une pression hâtive de femme occupée, agitée, en pleines fonctions mondaines. Il entra dans le salon pendant que Mme de Burne s’avançait vers la toute belle Mme Le Prieur que ses décolletages hardis et ses prétentions aux formes sculpturales avaient fait surnommer un peu ironiquement « la Déesse ». Elle était femme d’un membre de l’Institut, section des Inscriptions et Belles-Lettres.
— Ah, Mariolle, s’écria Lamarthe, d’où sortez-vous donc, mon cher ? On vous croyait mort.
— Je viens de faire un voyage dans le Finistère.
Il racontait ses impressions, quand le romancier l’interrompit.
— Est-ce que vous connaissez la baronne de Frémines ?
— Non, de vue seulement, mais on m’a beaucoup parlé d’elle. On la dit fort curieuse.
— L’archiduchesse des détraquées, mais avec une saveur, un bouquet de modernité exquis. Venez que je vous présente.
Le prenant par le bras, il l’entraîna vers une jeune femme qu’on comparait toujours à une poupée, une pâle et ravissante petite poupée blonde, inventée et créée par le diable lui-même pour la damnation des grands enfants à barbe ! Elle avait des yeux longs, minces, fendus, un peu retroussés, semblait-il, vers les tempes, comme ceux de la race chinoise ; leur regard d’émail bleu glissait entre les paupières qui s’ouvraient rarement tout à fait, de lentes paupières, faites pour voiler, pour retomber sans cesse sur le mystère de cette créature.
Les cheveux, très clairs, luisaient de reflets argentés de soie, et la bouche fine, aux lèvres étroites, semblait dessinée par un miniaturiste, puis creusée par la main légère d’un ciseleur. La voix qui sortait de là avait des vibrations de cristal, et les idées imprévues, mordantes, d’un tour particulier, méchant et drôle, d’un charme destructeur, la séduction corruptrice et froide, la complication tranquille de cette gamine névrosée, troublaient son entourage de passions et d’agitations violentes. Elle était connue de tout Paris comme la plus extravagante des mondaines du vrai monde, la plus spirituelle aussi ; mais personne ne savait au juste ce qu’elle était, ce qu’elle faisait. Elle dominait en général les hommes avec une puissance irrésistible. Son mari également demeurait une énigme. Affable et grand seigneur, il semblait ne rien voir. Était-il aveugle, indifférent ou complaisant ? Peut-être n’avait-il vraiment autre chose à voir que des excentricités qui, sans doute, l’amusaient lui-même. Toutes les opinions d’ailleurs se donnaient cours sur lui. Des bruits très méchants couraient. On allait jusqu’à insinuer qu’il profitait des vices secrets de sa femme.
Entre Mme de Burne et elle, il y avait des attirances de nature et des jalousies féroces, des périodes d’intimité suivies par des crises d’inimitié furieuse. Elles se plaisaient, se redoutaient et se recherchaient, comme deux duellistes de profession qui s’apprécient et désirent se tuer.
La baronne de Frémines, en ce moment, triomphait. Elle venait de remporter une victoire, une grande victoire : elle avait conquis Lamarthe ; elle l’avait pris à sa rivale, détaché et cueilli pour le domestiquer ostensiblement parmi ses suivants attitrés. Le romancier semblait épris, intrigué, charmé et stupéfait de tout ce qu’il avait découvert dans cette créature invraisemblable, et il ne pouvait s’empêcher de parler d’elle à tout le monde, ce dont on jasait déjà.
Au moment où il présentait Mariolle, le regard de Mme de Burne tomba sur lui de l’autre bout du salon, et il sourit, en murmurant à l’oreille de son ami :
— Regardez donc la Souveraine d’ici qui n’est pas contente.
André leva les yeux ; mais Mme de Burne se retournait vers Massival, apparu sous la portière soulevée.
Il fut suivi presque immédiatement par la marquise de Bratiane ; ce qui fit dire à Lamarthe :
— Tiens ! Nous n’aurons qu’une seconde audition de Didon, la première a dû avoir lieu dans le coupé de la marquise.
Mme de Frémines ajouta :
— La collection de notre amie de Burne perd vraiment ses plus beaux joyaux.
Une colère, une sorte de haine contre cette femme, s’éveilla brusquement au cœur de Mariolle, et une irritation subite contre tout ce monde, contre la vie de ces gens, leurs idées, leurs goûts, leurs penchants futiles, leurs amusements de pantins. Alors, profitant de ce que Lamarthe s’était penché pour parler bas à la jeune femme, il tourna le dos et s’éloigna.
La belle Mme Le Prieur se trouvait seule, à quelques pas devant lui. Il alla la saluer. D’après Lamarthe, celle-là représentait l’ancien jeu dans ce milieu d’avant-garde. Jeune, grande, jolie, avec des traits fort réguliers, avec des cheveux châtains où couraient des nuances de feu, affable, captivante par son charme tranquille et bienveillant, par une coquetterie calme et savante aussi, par un grand désir de plaire dissimulé sous des dehors de sincère et simple affection, elle avait des partisans déterminés, qu’elle se gardait bien d’exposer à des rivalités dangereuses. Sa maison passait pour un cercle d’étroite intimité, où tous les habitués d’ailleurs vantaient avec ensemble les mérites du mari.
Elle et Mariolle se mirent à causer. Elle appréciait beaucoup cet homme intelligent et réservé, dont on parlait peu et qui valait peut-être mieux que les autres.
Les derniers invités entraient. Le gros Fresnel, essoufflé, essuyant encore d’un dernier effleurement de mouchoir son front toujours tiède et luisant, le philosophe mondain Georges de Maltry, puis, ensemble le baron de Gravil et le comte de Marantin. M. de Pradon faisait avec sa fille les honneurs de cette matinée. Il fut plein d’attentions pour Mariolle. Mais Mariolle, le cœur serré, la regardait aller, venir, s’occuper de tout ce monde plus que de lui. Deux fois, il est vrai, elle lui avait jeté de loin des regards rapides qui semblaient dire : « Je pense à vous », mais si courts qu’il s’était peut-être mépris sur leur sens. Et puis il ne pouvait plus ne pas voir que l’assiduité agressive de Lamarthe pour Mme de Frémines irritait Mme de Burne. « Ce n’est là, pensait-il, que du dépit de coquette, de la jalousie de salonnière à qui on a volé un bibelot rare. » Il en souffrait déjà pourtant ; il souffrait surtout de constater qu’elle les regardait sans cesse d’une façon furtive et dissimulée, et qu’elle ne s’inquiétait nullement de le voir, lui, assis près de Mme Le Prieur. C’est qu’elle le tenait, elle en était sûre, tandis que l’autre lui échappait. Alors qu’était donc pour elle déjà cet amour, leur amour né d’hier, et qui ne laissait survivre en lui aucune autre idée ?