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Ah ! L’heure d’Auteuil ! Elle l’avait calculée sur toutes les pendules de toutes ses amies ; elle l’avait vue approcher, minute par minute, chez Mme de Frémines, chez la marquise de Bratiane, chez la belle Mme Le Prieur, quand elle usait ses après-midi d’attente à travers Paris, pour ne pas rester chez elle, où une visite imprévue, un obstacle inattendu aurait pu l’immobiliser.

Elle se dit tout à coup : « Aujourd’hui, jour de chômage, j’irai très tard pour ne pas trop l’énerver ». Alors elle ouvrit, sur le devant du coupé, une sorte de petit placard invisible caché sous la soie noire, dont la voiture, vrai boudoir de jeune femme, était capitonnée. Dès que les deux portes mignonnes de cette cachette se furent rabattues sur les côtés, apparut une glace à charnières qu’elle fit glisser, en l’élevant à la hauteur de son visage. Derrière cette glace s’alignaient en des niches de satin quelques petits objets en argent : une boîte pour la poudre de riz, un crayon pour les lèvres, deux flacons à parfums, un encrier, un porte-plume, des ciseaux, un mignon couteau à papier pour couper le livre, le dernier roman, qu’on lisait en route. Une exquise pendule, grande et ronde comme une noix d’or, était fixée dans l’étoffe : elle marquait quatre heures.

Mme de Burne pensa : « J’ai encore une heure au moins », et elle toucha un ressort qui fit prendre au valet de pied, assis à côté du cocher, le tube acoustique pour recevoir l’ordre.

Elle attira l’autre bout, dissimulé dans la tenture, et, approchant ses lèvres du petit porte-voix taillé dans un cristal de roche :

— À l’ambassade d’Autriche, dit-elle.

Puis elle se regarda dans la glace. Elle se regarda, comme elle se regardait toujours, avec ce contentement qu’on éprouve en rencontrant la personne la plus aimée ; puis elle entr’ouvrit sa fourrure pour juger de nouveau le corsage de sa robe. C’était une toilette frileuse de fin d’hiver. Le col était garni d’un cordon de très fines plumes blanches, luisantes à force d’être claires. Elles s’étendaient un peu sur les épaules, en passant au gris léger comme sur une aile. Toute la taille aussi était enlacée par une bordure de ce duvet qui donnait à la jeune femme un air bizarre d’oiseau sauvage. Sur son chapeau, une espèce de toque, d’autres plumes se dressaient, aigrette hardie de couleurs plus vives, et sa si jolie figure blonde semblait parée ainsi pour s’envoler avec les sarcelles, par le ciel gris, sous la grêle.

Elle se contemplait encore quand la voiture tourna brusquement sous la grande porte de l’Ambassade. Alors elle recroisa sa fourrure, abaissa la glace, referma les petites portes du placard, et, quand le coupé se fut arrêté, elle dit d’abord à son cocher :

— Retournez à la maison ; je n’ai plus besoin de vous.

Puis elle demanda au valet de pied qui s’avançait sur les marches du perron :

— La princesse est-elle chez elle ?

— Oui, Madame.

Elle entra, monta l’escalier, et pénétra dans un tout petit salon où la princesse de Malten écrivait des lettres.

En apercevant son amie, l’ambassadrice se leva avec un air de grande joie, les yeux rayonnants ; et elles s’embrassèrent deux fois de suite, sur les joues, au coin des lèvres.

Puis elles s’assirent près l’une de l’autre, sur deux petits sièges, devant le feu. Elles s’aimaient beaucoup, se plaisaient infiniment, se comprenaient sur tous les points, car elles étaient presque pareilles, de la même race féminine, écloses dans la même atmosphère, douées des mêmes sensations, bien que Mme de Malten fût une Suédoise épousée par un Autrichien. Elles exerçaient l’une sur l’autre une attraction mystérieuse et singulière, d’où naissait un vrai sentiment de bien-être et de contentement profond quand elles se trouvaient ensemble. Leur bavardage durait sans discontinuer pendant des demi-journées entières, futile et intéressant pour toutes les deux, par le simple attrait des mêmes goûts révélés.

— Vous voyez comme je vous aime ! disait Mme de Burne. Vous dînez chez moi ce soir, et je n’ai pu cependant m’abstenir de venir vous voir. C’est une passion, ma chère.

— Je la partage, répondit en souriant la Suédoise.

Et, par habitude professionnelle, elles faisaient des frais l’une pour l’autre, coquettes comme en face d’un homme, mais différemment coquettes, livrées à une autre lutte, n’ayant plus devant elles l’adversaire, mais la rivale.

Mme de Burne, tout en causant, regardait par moments la pendule. Cinq heures allaient sonner. Il était là-bas depuis une heure. « C’est assez », pensa-t-elle, en se levant.

— Déjà ? dit la princesse.

L’autre répondit hardiment :

— Oui, je suis pressée, je suis attendue. J’aimerais beaucoup mieux rester avec vous.

Elles s’embrassèrent de nouveau, et Mme de Burne, ayant prié qu’on fît venir un fiacre, s’en alla.

Le cheval boitait, traînait avec une peine infinie la vieille voiture ; et cette boiterie, cette fatigue de l’animal, la jeune femme les sentait aussi en elle. Comme la bête poussive, elle trouvait le trajet long et dur. Puis le plaisir de voir André la consolait, puis le souci de ce qu’elle allait faire l’affligeait.

Elle le trouva gelé derrière la porte. Les fortes giboulées tournoyaient dans les arbres. La grêle sonnait sur leur parapluie pendant qu’ils allaient vers le chalet. Leurs pieds enfonçaient dans la boue.

Le jardin était triste, lamentable, mort, fangeux. Et André était pâle. Il souffrait beaucoup.

Quand ils furent entrés :

— Dieu ! Qu’il fait froid ! dit-elle.

Un grand feu pourtant flambait dans les deux pièces. Mais, allumé seulement depuis midi, il n’avait pu sécher les murs imprégnés d’humidité ; et des frissons couraient sur la peau.

Elle ajouta :

— J’ai envie de ne pas quitter tout de suite ma fourrure.

Elle l’entrouvrit seulement, et elle apparut dessous, frileuse dans son corsage garni de plumes, pareille aux oiseaux émigrants qui ne restent jamais au même endroit.

Il s’assit à côté d’elle.

Elle reprit ;

— Ce soir, chez moi, dîner charmant, dont je me réjouis d’avance.

— Qui avez-vous donc ?

— Mais… vous d’abord ; puis Prédolé, que j’ai tant envie de connaître.

— Ah ! Vous avez Prédolé ?

— Oui, Lamarthe me l’amène.

— Mais ce n’est pas du tout un homme pour vous, Prédolé ! Les sculpteurs, en général, ne sont pas faits pour plaire aux jolies femmes, et celui-là moins qu’aucun autre.

— Oh ! Mon cher, c’est impossible. Je l’admire tant.

Depuis deux mois, à la suite de son exposition de la galerie Varin, le sculpteur Prédolé avait conquis et dompté Paris. On l’estimait déjà, on l’appréciait ; on disait de lui : « Il fait des figurines délicieuses ». Mais lorsque le public artiste et connaisseur fut appelé à juger son œuvre entière réunie dans les salles de la rue Varin, ce fut une explosion d’enthousiasme.