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10 heures. J’ai fait repasser mon dernier enregistrement. Et me voilà en train d’y réfléchir. Je n’arrive pas à croire que je suis devenue folle. Si je suis assez sensée pour m’inquiéter de ma santé mentale, jusqu’à quel point puis-je être folle ? À moins que je ne m’illusionne sur mon compte ? Il y a un terrible conflit entre ce que je crois percevoir ici et ce qu’à mon avis je devrais normalement percevoir.

15 heures. Un long rêve étrange cet après-midi. Je voyais tous les dinosaures dans la prairie, réunis par des fils brillants, comme les lignes téléphoniques de l’ancien temps, aboutissant tous à Bertha. Comme si elle était un standard, oui. Et des messages télépathiques circulaient. Tout un réseau extrasensoriel, animé de puissantes impulsions. J’ai rêvé qu’un petit dinosaure venait m’offrir une ligne, me montrait par gestes comment me brancher, et qu’un grand courant de plaisir me traversait au moment de la liaison. Et lorsque je me suis trouvée connectée, je pouvais sentir les profondes et fortes pensées des dinosaures, les lents et enivrants échanges philosophiques !

Quand je me suis réveillée, ce rêve semblait étrangement net, bizarrement réel, les images oniriques continuant de persister comme elles le font parfois. Je voyais les animaux qui m’entouraient d’une tout autre façon. Comme si ce n’était pas seulement là une station de recherche zoologique, mais une communauté, une colonie, l’avant-poste isolé d’une civilisation étrangère – une civilisation étrangère originaire de la terre.

En voilà assez. Ces animaux ont des cerveaux minuscules. Ils passent leur temps à bouffer de la verdure, quand ce n’est pas à se bouffer entre eux. En comparaison, les moutons et les vaches sont de francs génies.

J’arrive maintenant à clopiner un peu.

3 septembre, 6 heures. Retour du même rêve la nuit dernière. Celui du réseau télépathique nous unissant tous. Impression d’un courant de chaleur et d’amour des dinosaures à moi.

Des œufs frais de tyrannosaure au petit déjeuner.

5 septembre, 11 heures. Je me rétablis rapidement. Me voilà sur pied, encore un peu raide, mais ne souffrant presque plus. Ils continuent de me nourrir. Bien que les struthiomimidés restent chargés de mon ravitaillement, les gros dinosaures n’hésitent plus à approcher. Un stégosaure est venu se serrer contre moi comme un poney géant et j’ai tapoté son flanc écailleux. Le diplodocus s’est étendu par terre de tout son long, l’air de quémander une caresse sur son immense cou.

Si c’est là de la démence, qu’il en soit ainsi. Il y a ici une véritable communauté, aimante et pacifique. Même les prédateurs carnivores en font partie : mangeurs et mangés forment un tout, comme le yin et le yang. À nous promener dans nos modules hermétiques, nous aurions pu ne jamais avoir conscience de tout cela.

Ils m’attirent progressivement au sein de leur communion. Je sens les vibrations qui passent entre eux. Toute mon âme palpite sous cette étrange sensation. Ma peau me picote.

Ils m’apportent leur propre corps en nourriture, leur chair et celle de leurs enfants non nés, et ils m’observent en me pressant de recouvrer ma santé au plus vite. Pourquoi ? Au nom de quelque douce charité ? Je ne crois pas. Je pense qu’ils attendent quelque chose de moi. Je pense qu’ils veulent quelque chose de moi.

Qu’est-ce que ça peut bien être ?

6 septembre, 6 heures. Toute la nuit, j’ai erré lentement dans la forêt dans ce que je ne peux qu’appeler un état d’extase. De vastes silhouettes, de monstrueuses formes bombées, à peine visibles dans la faible lueur, allaient et venaient autour de moi. J’ai marché durant des heures sans être jamais inquiétée, sentant la communion s’intensifier. Jusqu’au moment où, à bout de forces, je me suis laissée tomber sur ce tapis de mousse. Et dans les premières lueurs de l’aube, j’ai vu la forme géante du grand brachiosaure femelle dressée comme une montagne de l’autre côté d’Owen River.

Je suis attirée vers elle. J’ai comme une envie de me prosterner devant elle. De puissantes vibrations émanent de son vaste corps. C’est elle l’amplificateur. C’est par elle que nous sommes tous connectés. Notre sainte mère à tous. De son énorme masse jaillissent de puissantes impulsions cicatrisantes.

Je vais me reposer un peu. Puis j’irai la rejoindre de l’autre côté du fleuve.

9 heures. Nous voilà face à face. Sa tête s’élève à une quinzaine de mètres au-dessus de la mienne. Ses petits yeux sont indéchiffrables. Je lui fais confiance et je l’aime.

Des brachiosaures plus petits se sont rassemblés derrière elle sur la berge. Plus loin se trouvent des dinosaures d’une demi-douzaine d’autres espèces, immobiles, silencieux.

Je me sens remplie d’humilité en leur présence. Ce sont les représentants d’une race pleine de force, supérieure, qui, n’eût été un cruel accident cosmique, régnerait encore aujourd’hui sur la terre, et je viens leur rendre hommage.

Rendez-vous compte : ils ont duré cent quarante millions d’années avec une vigueur toujours renouvelée. Ils ont relevé tous les défis de l’évolution, sauf celui d’un changement climatique aussi brutal que catastrophique, contre lequel rien n’aurait pu les protéger. Ils se sont multipliés, ont proliféré, se sont adaptés, dominant la terre, la mer et les airs, occupant la totalité du globe. Nos misérables ancêtres n’étaient rien à côté d’eux. Qui sait ce que ces dinosaures auraient pu accomplir si cet astéroïde en perdition ne les avait pas privés de leur lumière ? Quelle ironie ! Des millions d’années de suprématie s’achevant en une seule génération à cause d’un nuage de poussière et du refroidissement consécutif. Mais jusque-là… quel prodige, quelle grandeur !…

Rien que des bêtes, dites-vous ? Comment pouvez-vous en être sûr ? Nous ne connaissons qu’un fragment de ce que fut réellement le mésozoïque, qu’une tranche, rien que des bouts d’os, littéralement. Le passage de cent millions d’années peut effacer toutes traces de civilisation. Supposons qu’ils aient eu un langage, une poésie, une mythologie, une philosophie ? Des rêves et des aspirations ? Qu’ils aient connu l’amour ? Non, dites-vous, ce n’étaient que de grosses bêtes, lourdaudes et stupides, qui vivaient aveuglément des vies bestiales. Et moi je réponds que nous autres, les gringalets velus, n’avons aucun droit de leur imposer nos propres valeurs. Le seul type de civilisation que nous pouvons comprendre est celui que nous avons construit. Nous nous imaginons que nos pauvres réalisations constituent le fin du fin en matière de civilisation, que les ordinateurs, les vaisseaux spatiaux et les saucisses grillées sont des miracles qui nous placent au pinacle de l’évolution. Mais j’ai à présent une autre vision des choses. L’humanité a accompli de merveilleux exploits, certes. Mais nous n’aurions même pas eu droit à l’existence, si la plus grande de toutes les races s’était vu accorder la possibilité d’aller jusqu’au bout de son destin.