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Voilà, un des sages de l’antiquité, sans doute par hasard, a dit une parole intelligente : « L’Amour et la Faim mènent le monde. » Par conséquent, pour mener le monde, l’homme doit dominer ces deux souverains. Nos ancêtres ont à grand-peine vaincu la Faim ; je parle de la grande Guerre de Deux Cents ans, de la guerre entre la ville et la campagne. Les sauvages paysans, sans doute par préjugé religieux, tenaient beaucoup à leur « pain{2} ».

Cependant, la nourriture naphtée que nous consommons actuellement a été inventée trente-cinq ans avant la fondation de l’État Unique, ce qui eut pour effet de réduire la population du globe aux deux dixièmes de ce qu’elle était. Le visage de la terre, nettoyé d’une saleté millénaire, prit un éclat remarquable et les survivants goûtèrent le bonheur dans les palais de l’État Unique.

N’est-il pas évident que la félicité et l’envie ne sont que le numérateur et le dénominateur de cette fraction que l’on appelle le bonheur ? Quel sens auraient les innombrables sacrifices de la Guerre de Deux Cents ans si l’envie existait toujours ? Malgré tout, elle existe toujours dans une certaine mesure, car il y a encore des nez en forme de « bouton » et des nez « classiques » (c’était le thème de notre conversation au cours d’une promenade) ; certains ont un grand succès en amour, d’autres, point.

Après avoir vaincu la Faim (ce qui, algébriquement, nous assure la totalité des biens physiques), l’État Unique mena une campagne contre l’autre souverain du monde, contre l’Amour. Cet élément fut enfin vaincu, c’est-à-dire qu’il fut organisé, mathématisé, et, il y a environ neuf cents ans, notre « Lex Sexualis » fut proclamée : « N’importe quel numéro a le droit d’utiliser n’importe quel autre numéro à des fins sexuelles. »

Le reste n’est plus qu’une question de technique. Chacun est soigneusement examiné dans les laboratoires du Bureau Sexuel. On détermine avec précision le nombre des hormones de votre sang et on établit pour vous un tableau de jours sexuels. Vous faites ensuite une demande, dans laquelle vous déclarez vouloir utiliser tel numéro, ou tels numéros. On vous délivre un petit carnet rose à souches et c’est tout.

Il est évident que les raisons d’envier le prochain ont disparu. Le dénominateur de la fraction du bonheur a été annulé et la fraction est devenu infinie. Ce qui, pour les anciens, était une source inépuisable de tragédies ineptes, a été transformé par nous en une fonction harmonieuse et agréablement utile à l’organisme. Il en est de même pour le sommeil, le travail physique, l’alimentation, etc. Vous voyez combien la grande force de la raison purifie tout ce qu’elle touche. Oh ! lecteurs inconnus, si vous pouviez connaître cette force divine, si vous appreniez à la suivre jusqu’au bout !…

… C’est étrange : je pense aujourd’hui aux sommets les plus élevés de l’histoire humaine, je respire mentalement l’air très pur des montagnes, et malgré tout, au fond, je me sens nuageux, plein de toiles d’araignée et oppressé par un X. Est-ce à cause de mes pattes velues, parce que je les ai eues pendant longtemps devant les yeux ? Je n’aime pas à en parler, je ne les aime pas, ce sont les vestiges d’une époque sauvage. Est-ce que vraiment j’aurais…

Je voulais rayer toutes ces réflexions car elles dépassent les limites de mon chapitre, mais j’ai réfléchi, et ne bifferai rien. Que mon journal, tel un sismographe sensible, donne la courbe de mes hésitations cérébrales les plus insignifiantes… Il arrive que ce sont justement ces oscillations qui servent de signes précurseurs…

Cette phrase est certainement absurde, il conviendrait de la biffer, car nous avons canalisé toutes les forces de l’univers, et une catastrophe est impossible.

Tout maintenant m’est parfaitement clair, l’étrange sentiment que j’éprouve est dû à ma ressemblance avec le carré, dont j’ai parlé au début. Il n’y a pas d’X en moi, cela ne se peut pas, mais je crains qu’X ne reste en vous, lecteurs inconnus. J’espère que vous ne me jugerez pas trop sévèrement, vous comprendrez qu’il m’est plus difficile d’écrire qu’il ne l’a jamais été pour aucun auteur au cours de toute l’histoire de l’humanité. Les uns écrivaient pour leurs contemporains, les autres pour leurs descendants, mais personne n’a jamais écrit pour ses prédécesseurs éloignés et sauvages…

NOTE 6 – L’occasion. Ce damné : « c’est clair ». Les 24 heures.

Je le répète : je me suis imposé l’obligation d’écrire sans rien cacher. C’est pourquoi, quelque pénible que cela puisse m’être, je dois faire remarquer ici que, manifestement, même chez nous, la solidification, la cristallisation de la vie ne sont pas encore terminées et que quelques marches sont encore à franchir pour arriver à l’idéal. L’idéal, c’est clair, sera atteint lorsque rien n’arrivera plus ; malheureusement… Tenez, par exemple, je lis aujourd’hui dans le Journal national que la fête de la Justice sera célébrée dans deux jours, place du Cube. Quelqu’un a donc encore troublé la marche de la grande Machine de l’État, un événement imprévisible, incalculable, est encore arrivé !

De plus, quelque chose m’est également arrivé. À dire vrai, c’était pendant l’Heure Personnelle, c’est-à-dire pendant le temps spécialement consacré aux événements imprévus, mais tout de même…

Vers seize heures, exactement à seize heures moins dix, j’étais à la maison. Brusquement le téléphone m’appela :

« D-503 ? demanda une voix de femme.

– Oui.

– Vous êtes libre ?

– Oui.

– C’est moi ; I-330. Je cours chez vous et nous allons à la Maison Antique. C’est entendu ? »

I-330… Cette I m’énerve, me répugne, m’effraie presque. Mais c’est justement pour cela que j’acquiesçai.

Cinq minutes plus tard, nous étions dans l’avion. Le ciel était d’un bleu de mai et le soleil léger, dans son avion d’or, volait en bourdonnant derrière nous, toujours à la même distance.

Devant nous, un nuage blanc s’étalait, inepte et joufflu comme un « Cupidon » d’autrefois ; cela gênait un peu. La fenêtre de devant était ouverte, le vent séchait les lèvres, j’y passais involontairement la langue de temps en temps et pensais sans cesse à ma voisine.

Nous aperçûmes de loin des taches vert sombre, de l’autre côté du Mur ; puis nous éprouvâmes une légère faiblesse de cœur : nous descendions comme sur une pente raide et nous nous trouvâmes près de la Maison Antique.

Tout ce bâtiment aveugle, étrange et délabré, est revêtu d’une coquille de verre sans laquelle il se serait écroulé depuis longtemps. À la porte se tient toujours une vieille, toute ridée ; ses lèvres sont tout en plis et en fentes ; elles sont retournées vers l’intérieur et sa bouche semble s’être atrophiée et fermée ; il paraît tout à fait invraisemblable qu’elle puisse parler. Et cependant elle parle :

« Alors, mes amis, vous êtes venus voir ma petite maison ? » dit-elle, et ses rides brillèrent, c’est-à-dire qu’elles se réunirent en faisceaux convergents, ce qui fit croire qu’elles « brillaient ».

« Oui, grand-mère, nous avons eu de nouveau envie de venir, lui dit I, ce qui la mit en joie.